Je cours, tu cours, il court, nous courons…
Telle est la course effrénée des destinées qu’elle rend invisible aux consciences toute autre réalité, toute autre existence.
Comme ces cadavres mutilés sur le champ de bataille qui continuent à courir, happés par l’ivresse de l’instant, elles persistent et s’agitent en tous sens, avec toujours plus de nervosité, – et tout à coup elles aperçoivent leur sang qui s’échappe : le sablier est transpercé, la vie même fuit la mort !
Nous apercevons-nous mieux dans la frénésie (de la guerre, de l’emploi, du plaisir, du vice…) que dans le calme ?
Les mutilés de guerre, du « travail », de l’existence sont partout : les terres des villes et des campagnes accueillent sans cesse de nouvelles ruines ; un sang « impur », désolé, recouvre continuellement les sillons de sa nappe silencieuse – la sève s’écoule, le Temps se dessèche. Mais comment des ombres si « pressées », si indifférentes et inconscientes pourraient-elles s’en rendre compte ? Peut-on être à la fois si vivant et si éteint ?
J’ai eu récemment l’occasion de visiter un champ de bataille. J’y ai vu des âmes perdues, des âmes sur le point de tomber au champ d’honneur, je veux dire des consciences qui étaient en train de mourir lentement pour leur conception dénaturée, pour leurs convictions, pour leur vision décadente de la vie. Je suis resté un long moment immobile, observant le spectacle que la nature m’offrait. J’ai examiné des visages, des corps, des couleurs, des formes d’une diversé prodigieuse. Ici un enfant frétillait et riait aux éclats, là, transporté par le fauteuil roulant et hurlant des années, un homme dans la vieillesse semblait éprouver la souffrance et la fatigue, et un incroyable regard vague s’extirpait de ses orbites – quand on est emporté depuis très longtemps par l’expansion qui s’accélère, tous les repères semblent fuir : l’oeil et la figure s’égarent dans la brume, enveloppés par l’indescriptible irréalité. – La vie se déployait devant moi… Ce qui surprend dans les centres commerciaux, c’est l’allure des êtres passants et la nature de l’expression des yeux : les pas et les globes paraissent tellement sûrs d’eux, tellement sûrs de la route, du sens, de la destination ! – Tant d’assurance au sein de tant de désordre et d’inconnu : cela ne peut pas passer inaperçu, et encore moins laisser indifférent!
Et plus je m’abandonnais à la contemplation, plus la terrible sensation m’envahissait : toutes ces âmes étaient en train de devenir des machines ; elles résidaient dans un vaisseau, dans une existence évoluant insensiblement en pilotage automatique.
À ce sujet, à propos des « partisans de l’évasion hors la vie », des « intoxiqués », de la « part immense de l’humanité assise dans les ténèbres de la mort », François Mauriac n’a-t-il pas écrit dans son Journal que « tel est leur nombre que, s’il nous était connu, nous en demeurerions accablés » ? – Eh bien, à ce moment, dans l’ébahissement : « accablé », je l’étais bel et bien…
Je cours, tu cours, il court, nous courons…
Je cours, tu cours, il court, nous courons, et cependant les sillons se désaltèrent.
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