— A : Je me dois de te confier, mon ami, qu’à la vue de tant de souffrances, de malheurs, de misères, mon monde intérieur se sent comme pris de fièvre et de vomissements ; que les images désolantes de ces terres et de ces âmes déprimées, que ces objets, ainsi formés, à toute heure, en tout lieu ne cessent par leurs assiduités de m’excéder ; et que, tombé à demi pâmé entre les langues des mêmes flammes m’ayant saisi par derrière, sur la cime de ces intimes bûchers, en la brulante agitation je trésaille de crainte, je désespère de tout, je m’étiole. La grande Coupe de la Tristesse ne cesse de s’emplir, je le sens ; ce sentiment est puissant — la substance me brûle le palais, la gorge, l’estomac, le crâne ! — ; ample est l’incendie, à ce point qu’il me semble que mes lèvres fugitives constituent la principale destination de la mauvaise destinée. Funestement, ma volonté, pour ainsi dire presque séduite, hésite, rechigne ; ses frêles jambes veulent se détourner — mais la voilà qui se fait piéger, agonisant nuit et jour dans les filets du plus amer baiser. — B : Le Clair et le Sombre, le Rugueux et la Douceur, l’Heureux et le Néfaste toujours ont habité les humaines contrées, toujours ont peuplé les expériences millénaires, tu ne saurais l’ignorer. Appréhender, éprouver, et cependant, dans la constance se fortifier l’âme, est-il tâche supérieure accordée à toute créature sentante et pensante ? Ne sont-ce point là précisément l’épreuve, le chemin et le but en un seul lieu assemblés ? En outre, il est nécessaire de continuellement chercher à voir et entendre le monde à travers ses organes propres ; ce faisant, sans doute à notre cœur l’état actuel des choses ne paraîtrait-il pas tel qu’il est aujourd’hui en face de toi… — et pour quelle raison devrions-nous vivre par procuration, nous entretenir parmi les chimères d’autrui, durer en une augmentation graduelle de l’éloignement de nous-mêmes ? Par quelle déraison tolérer qu’il soit demandé à notre conscience de se satisfaire d’une impression de phénomènes falsifiée, autre, dénaturée ? Et pourquoi ne nous efforcerions-nous point vers un esprit maintenu dans sa tranquillité, au beau milieu de la fortune adverse ? « Nous tenons toutes tes affirmations pour les pensées les plus claires, pour des pierres fort précieuses… », s’écrie chacun dans l’heure et par-devers soi ; mais demain, déjà, pour ne point paraître un étranger aux yeux du groupe, pour assouvir cette forme de mentalité grégaire fomentant les troubles dans les seins, on s’éloigne du lien authentique existant entre l’homme et les choses, et souvent pour jamais.
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