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Qui suis-je ?
Je suis l’enfant de l’agitation, du désordre, du hasard et de l’esprit de suite, de la détermination, de la logique. Je suis la fille de la cohérence, de la raison et de l’extravagance, de la folie.
Et, parce que j’évolue dans l’intensité, parce que j’éprouve ces instants flottants hors du temps, certains doigts veulent poser sur mon front les lourds écriteaux de la maladie, veulent graver sur mon visage leurs longues dénominations, leur accablante catégorisation.
Ceux-ci ouvrent leurs grands livres, se plongent dans les interminables tableaux, dans les désignations et, fiers tel un enfant ayant retrouvé un jouet au sein de son fatras, rêvent d’imposer leur « savoir », leurs noms, leurs définitions. – « Toi, tu es bipolaire, toi, tu souffres d’un trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité, toi, tu es une personnalité limite, toi, une schizophrène, toi, un dépressif, toi, une autiste… », assènent-ils d’un air assuré.
En réalité, pareille à une barque sensible à l’onde, j’épouse la texture des flots : leurs forces, leur formes, leurs mouvements – les vagues me remplissent, elles me bercent ; elles me chavirent, elles me portent ; elles me transportent vers des hauteurs et des profondeurs insoupçonnées, et m’emmènent vers les ailleurs. Mais tout ceci : ce que je fais, ce que je suis, seront-ils un jour en mesure de le voir, et avoueront-ils dès lors leurs forfaits ?
Il est vrai que certaines maladies existent, mais, pour ma part, je ne méconnais pas la régulation, je n’ignore pas la maîtrise et je ne détruis et ne me détruis pas : je me contrôle, je régule mes extrêmes, je tempère mes excès, et je produis.
Eh quoi ! il serait bon que j’adopte des attitudes plus adaptées, des formes plus conformes, que je me déforme en des configurations plus « standards », en des plis plus marqués ! – Ne craignez-vous donc point le grand calme, l’effrayant équilibre, l’effroyable milieu… le « plat » de la vie, le « lisse »… le terrible ennui ?!
Ceux qui observent mes troubles me plaignent, désirent rogner mes ailes, me « traiter » ; ils dédaignent mes gènes, mes traits, mes manières singulières – ils me maltraitent –, ma nature « trop ceci ou trop cela », mes obscurités et mes lumières.
Ils ne savent pas que la différence crée le monstre, que le monstre crée la peur et que la peur crée les mesures – et quelles mesures ! Mais la différence convenablement contrôlée – celle qui s’affirme, qui fait non seulement l’expérience du triste, mais aussi du gai, qui grandit, s’épanouit, s’élève – ne mérite-t-elle donc point d’exister et de demeurer ?
Mais dans vos sociétés, la norme et le DSM1 sont tout-puissants, et les cases et les règles par trop avides.
Vous, peuples du monde, qui vouez un culte à la Tranquillité, à la Sécurité, au Prévisible, vous n’avez pas encore conscience de la valeur des maux, des caractéristiques « pathologiques » ; vous ignorez l’art et de les connaître et de les manipuler ; et il y a plus grave encore : étant tout à fait étrangers à la nature des productions exceptionnelles et des conditions indispensables au progrès, comment pourriez-vous vous douter de leur nécessité ?
Tout bien considéré, n’est-ce pas l’incapacité humaine à gérer les manifestations potentiellement morbides, et non pas l’essence véritable de celles-ci, qui constitue le problème2 ?
Je suis habituellement méconnue, parfois même méprisée. Je gagnerais à être mise en valeur, encore davantage à être reconnue, et plus encore à être aimée. Je suis enthousiame, métamorphoses, vitalité. – Je suis… la Créativité !
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« Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (également désigné par le sigle DSM, abréviation de l’anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) est un ouvrage de référence publié par la Société américaine de psychiatrie (APA) décrivant et classifiant les troubles mentaux. » Wikipidia, disponible sur
https://fr.wikipedia.org/wiki/Manuel_diagnostique_et_statistique_des_troubles_mentaux.
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Cf. Andrea Kuszewski, « The Essential Psychopathology Of Creativity », The Creativity Post, 08 avril 2015, disponible sur
www.creativitypost.com/psychology/the_essential_psychopathology_of_creativity.
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