Photo © iStockphoto.com / ciobotea88
« A quoi bon ? », « pourquoi ? », « quel est le but ? »…
Le nihilisme — qu’il soit « force violente de destruction, nihilisme actif » ; ou bien son contraire : « le nihilisme fatigué, qui n’attaque plus rien »1 — mêle habituellement ses eaux à celles de la bêtise pour constituer ce puissant toxique qui, à fortes doses occasionnelles, ou bien à petites doses régulières et rapprochées, comme tout bon poison se répand dans son hôte, s’épanouit dans sa cible.
Ce couple « bête », ce fleuve profondément idiot — essentiellement parce qu’il représente une menace pour la sécurité et les intérêts des individus et des nations, parce qu’il met en danger la base, l’appui de la vie, en faisant par trop souvent vaciller la bonne humeur, la belle santé —, illustre bien cette erreur2 plurielle : au sens actif, il commet une erreur ; au sens passif, il est dans l’erreur.
En vérité, le problème ne réside pas dans le fait de se tromper, mais plutôt dans la voie qui est choisie pour se tromper, dans le degré de décadence associé à cette voie et, par voie de conséquence, dans le péril auquel on décide d’exposer sa propre existence et celle d’autrui. La méprise provient en grande partie de cette attitude qu’adopte l’individu à l’égard de sa destinée, de cette posture qui va communément à l’encontre de la pensée qui désire la santé et agit pour elle — posture qui par ses actes dit : « Quoi ! il faut se méprendre ! Eh bien, j’embrasse la voie qui épuise, qui amenuise, qui débilite, celle qui délivre de petits baisers venimeux ! — Je m’engage dans la voie décadente ! »
Et comment évolue-t-il ce duo morbide ? — Il commence à s’infiltrer subrepticement dans les plis et les replis du psychisme, dans les recoins les plus obscurs, les plus insalubres de l’esprit. Puis il affecte l’ensemble de la « boîte » noire. Quels sont les symptômes ? — Troubles de la « vision » d’abord, confusion ensuite, et enfin ce sont les commandes qui sont atteintes. Peu à peu ce sont tous les organes et toutes les fonctions biologiques qui sont touchés. Le souffle se fait court, les membres s’engourdissent et déjà alors, le monde, comme tremblant et suffoquant, paraît se replier sur lui-même et tourner au ralenti. L’organisme dans sa totalité est gangrenée et c’est le dynamisme, la vie même, sapée dans ses fondements, qui s’assombrit de plus en plus, qui vacille, qui se paralyse : l’âme est prostrée — stupéfaite ; l’existence comme immobilisée — figée. La belle humeur a été surprise, on lui a fait un terrible croc-en-jambe ; on l’a frappée dans son cœur saisi, au coeur de son mouvement propre, — au sein de sa « vitalité ». Et la voilà en perte de vitesse, séparée de ce rythme qui ordinairement la porte et la fait évoluer ; elle perd l’équilibre et pique très bas.
Mais au début de tout cela, je le répète, il y a une erreur funeste et plurielle : d’une part, l’importance démesurée et irraisonnée accordée aux idées noires et, d’autre part, la négligence inouïe des forces de vie ascendantes, des énergies « lumineuses » — conditions indispensables à la grande chute ; conditions requises pour que, « sur les cimes du desespoir3 », l’existence soit prise par le vertige sidéral et la détresse de l’abîme, et, — finisse par tomber malade…
Esprits nihilistes, si au moins vous aviez la décence d’expérimenter et de professer un nihilisme d’un troisième type, un nihilisme serein et dynamique, une doctrine enjouée et saine, — viable et valable ! Et pourquoi ne pas vous tourner vers l’antidote au lieu de chercher sans cesse l’altération ? Mieux, pourquoi ne pas transmuer le poison lui-même, cette matière ordinaire, vile et létale, en une substance rare, « précieuse » et salvatrice, — en une substance qui serait versée dans tous les coeurs et qui magnifierait l’âme de la nature et la nature de l’âme : un remède exquis qui célébrerait chez tous les peuples l’énergie sublime, la magnifique Force de vie !
-
Friedrich Nietzsche, cité par André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 3e éd., 2010, p. 681.
-
André Lalande, ibid, p. 297.
-
E. M. Cioran, Sur les cimes du désespoir (Paris, Éditions de l’Herne, 1990, 1934).
Laisser un commentaire