1. Les délirants.
Un accès de forte fièvre, ou bien une multitude d’autres causes peuvent occasionner un grand trouble, être à l’origine du « délire ». Mais parfois les sources sont plus subtiles. À l’intérieur de nos cultures, le phénomène est omniprésent, quoique largement ignoré : je ne sache personne qui puisse déclarer n’avoir à aucun moment observé dans son environnement proche cette déformation, cette « distorsion profonde de la relation avec le monde environnant, avec croyance inébranlable à une réalité imaginaire, fondée sur des hallucinations, des interprétations incorrectes ou des concepts privés de toute référence à la réalité1 » (Ac. 1992). C’est avec tout cela en tête qu’il faut entendre les paroles de Boris Cyrulnik : « Les délirants disent toujours qu’il faut être fou pour ne pas voir ce qu’ils voient. Les seuls à avoir des certitudes sont les délirants. L’évidence est certainement le plus grand piège de la pensée. Dès l’instant où quelqu’un doute, il me rassure2… » De fait, tous les domaines de la réflexion sont peuplés d’individus ayant « perdu » la raison ; en outre, l’affirmation selon laquelle la démence même à chaque virage guette, tel un fauve attendant patiemment sa proie, l’esprit le plus sage tend vers l’évidence ! S’il est une seule chose à propos de laquelle il devient déraisonnable de douter ? Que sur ses propres terres la folie prospère. Qu’actuellement la maladie prolifère !
2. Prétention punie.
Tu te penses comme choisi, privilégié, exceptionnel ?! Attends donc ! Une légère impulsion du sort, une petite chiquenaude de sa part… Un événement considérablement insignifiant pour le cosmos : une pandémie, une météorite… Nous verrons bien alors, où seront passés les petits prétentieux ! — les épiphénomènes !
3. Congélation et bouillonnement.
La doctrine, qu’elle soit de nature philosophique, politique, morale, etc., est un ordre pur, une « congélation générale3 » (E. Morin), une méprise totale, tandis que la théorie, est un chaos bouillonnant plus ou moins organisé, une erreur partielle. La première, est absence de mouvement, engourdissement, altération du mécanisme évolutif ; la seconde, un changement perpétuel, une stabilité temporaire, — une illusion qui se sait fausse, qui apprend à se construire ainsi qu’à se connaître soi-même, et qui se corrige. — L’une se trouve façonnée à l’image de la vie, l’autre de la mort.
4. Mèmes, culture et société complexe.
Il est tout aussi absurde d’affirmer que chaque innovation contribue à un authentique progrès que de s’opposer systématiquement aux émergences créatives les plus étranges, voire les plus effrayantes. Chaque élément culturel inédit, chaque idée absorbée par les sociétés, transporte en son sein aussi bien des enfants formidables que des monstres sans nom, les forces de vie les plus belles et les crimes on ne peut plus abominables : des constructions et des destructions actuelles ou potentielles. Il semble certain que les créations doivent être jugées selon leur teneur en nobles ingrédients — par exemple le sens de la communauté, le sentiment de solidarité, la vision d’un avenir « habitable »… —, et ce, si la mise en œuvre de l’idée de « société complexe4 » (au sens de E. Morin) est souhaitée. — Et même : si la notion de durabilité est réellement désirée.
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« DÉLIRE », Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition.
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Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine (Coll. l’Aube poche essai, Éditions de l’Aube, 2010), 46.
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« Le désordre pur, c’est la dissolution générale, l’ordre pur, c’est la congélation générale… » Ibid., p. 54.
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« C’est une société, aux contraintes très faibles, où les individus et les groupes auraient beaucoup d’autonomie et d’initiative. » Ibid., p. 55.
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