Il est tant de réflexions, tant de problèmes, tant d’énigmes, et si peu de temps pour les résoudre : ah ! si l’éternité pouvait porter assistance à ses blessés de guerre… à ces têtes, à ces corps, à ces coeurs, – à ces âmes blessées !
Quelle profession mérite d’être excercée, sur quels ouvrages poser ses mains, vers quelle destination diriger ses quilles, en somme, dans quel état errer au sein des hommes ?
De leur mouvement éperdu les pieds sèment, le plus ordinairement, sur le champ de l’espace des traces en tous sens, et les mains s’affolent, et cependant l’esprit se fige, indécis, stupéfait : les pauvres « voûtes » s’agitent dans toutes les directions – le doute évolue et s’approche des maisons, leur tourne autour, puis s’infiltre sous les toitures et envahit les consciences. C’est ainsi que l’« irrésolu » s’introduit peu à peu dans les cerveaux.
L’être de l’homme est ce continuel irrésolu perdu entre deux infinis : celui de l’action et celui de l’indétermination – une bûche, une brebis égarée foncièrement seule, emportée par le courant de l’entre-deux.
Depuis un temps immémorial, on s’évertue à lutter, à détruire ce doute qui hante les âmes. On considère la vie elle-même comme une question à laquelle on se doit d’apporter une réponse décisive. À ce sujet, Rainer Maria Rilke n’a-t-il pas écrit : « Vous êtes si jeune, vous êtes avant tout commencement, et je voudrais, aussi bien que je le puis, vous prier, cher Monsieur, d’être patient envers tout ce qu’il y a d’irrésolu dans votre cœur et d’essayer d’aimer les questions elles-mêmes comme des chambres fermées, comme des livres écrits dans une langue très étrangère1 » ?
Toutes les natures, même les plus sages, sont, dans le domaine de la connaissance de soi et des choses, de « jeunes » enfants. La parole du poète est précieuse parce qu’elle enseigne qu’il est possible d’aimer l’« irrésolu », du moins de le tenter.
Et si, finalement, ce point d’interrogation déposé brusquement sur chaque parcelle de la condition humaine était examiné et jugé d’une manière inadéquate ? Si, incapable d’apprécier le sublime émanant de la courbe, l’individu passait un temps par trop considérable à s’enfoncer, sous ce fardeau imaginaire, dans la misère ?
N’y a-t-il pas là, très précisément, une sorte d’acharnement, un gaspillage inouï d’énergie ? Ces chairs tuméfiées et ces esprits meurtris ne sont-ils pas exagérément sensibles au poids des chimères et exagérément insensibles à la beauté ? Et même si cette langue bien mystérieuse se trouvait indéchiffrable, ne font-ils pas un choix excessivement rapide, excessivement irréfléchi, lorsque l’alternative apparaît devant eux – et ont-ils jamais réalisé l’existence même de cette alternative ? –, lorsque vient l’heure où ils doivent s’engager dans la détresse, ou bien dans la gaieté ?
-
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (Librairie Générale Française, 1989), 53.
Laisser un commentaire