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1. Maux actuels et inconscience
Notre société malade ne croit plus en la thérapeutique de l’esprit et use de drogues, de chimères, d’orviétans.
Elle ne croit plus aux nobles médicaments mais s’abreuve de potions variées, s’imprègne de misères, s’imbibe d’« opium » jusqu’à saturation, d’émanations toxiques jusqu’à la noyade.
L’heure viendra-t-elle où l’Homme prendra claire et précise conscience de son état ? où l’humanité appréhendera sa morbidité ? Et y a-t-il plus sombre pronostic que dans le cas d’un malade ignorant, inconscient de son mal ? Y a-t-il pire folie que l’inconscience actuelle ? et pire inconscience que celle qui habite l’âme qui souhaite l’ignorance et l’inconscience ? qu’au sein de cet esprit insensé, frappé de cécité, d’indolence, infecté par la décadence ? Tout bien considéré, cette force d’inertie et cette indifférence à l’égard du vrai problème, cette « anosognosie1 de civilisation », laquelle engendre une maladie de civilisation de toute espèce, n’est-ce point cela qui, précisément, constitue la véritable problématique, la problématique centrale ? Bref, n’est-il pas grand temps, pour cette humanité, de cultiver une discipline saine, de prendre réellement soin d’elle, — d’ingérer sa « thériaque » ?
En attendant ce jour, court toujours dans cette folle « modernité », ces harponneurs d’attention, ces marchands d’orviétan.
« Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l’affût, exploitaient ce magnifique désir [de certitude] impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant du boniment pour leur orviétan2 », écrivait Rolland…
2. L’esprit malade, les druides et les potions
À la place de nos usines qui crachent notre cancer, l’esprit, devant bénéficier de son traitement en urgence, exige des prescriptions par milliards et des pharmacies en effervescence : le malade, à son insu, réclame de savantes et soigneuses préparations ; le malaise actuel doit être soigné par cuillerées régulières et appliquées. Nos organismes sociétaux invoquent leurs vénérables druides et leurs potions magiques, — des remèdes miraculeux pour tous ces corps et ces consciences, pour tous ces maux de l’esprit. Ils implorent l’assistance de nouveaux apothicaires et l’émergence de médecins de l’âme d’un autre type ; ils implorent qu’au lieu de ces flacons et de ces thérapeutes éventés, périmés, soufflent des vents, des principes, des valeurs différents !
3. La transmutation des valeurs, les deux substances et la tumeur
Ainsi donc, la crise de l’esprit impose une médication inédite et énergique, une médication de l’âme. La transmutation des valeurs à soif de matières nouvelles. De quel type ? — Du type de la substance blanche et de la substance grise. Je veux dire une culture, des memes, une éducation, des évaluations et des considérations autres : des remèdes, des substances, des propriétés, des vertus curatives contre la gangrène humide de l’esprit ; de la laine de verre contre la décadence, — pour isoler la grande bêtise, la faire honnir partout, l’exiler. Ce qui est visé ici, c’est la sauvegarde et la prospérité, la pérennité des forces de vie ; c’est la lutte acharnée contre ce cancer insidieux, cette tumeur maligne qui, en s’intégrant à l’organe, désintègre l’esprit.
Car c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui : ne nous y trompons pas ! Le « mal » est bel et bien actuel et, par voie de conséquence, l’est tout autant la question — qui devient manifestement une nécessité — « pharmacologique3 ». Il est des violents maux de tête qui ne s’en iront pas comme ils sont venus… Aux grands maux les grands remèdes !…
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L‘anosognosie est la « méconnaissance, par un malade ou un infirme, de son état, même grave, notamment dans le cas d’affections telles que la cécité ou l’hémiplégie ». Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur
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Rolland, J.-Chr.
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La « pharmacologie » occupe une place importante dans la pensée de Bernard Stiegler.
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