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Cette société des apparences encense la liberté. Elle se targue d’une liberté réelle là où il ne s’agit que d’une liberté illusoire. Comme on endort les douleurs d’un agonisant avec des injections de morphine, ainsi les individus exploités — ceux qui se disent inconsciemment : « Je suis une matière, une masse informe et malléable, disposez donc de mon sort comme il vous plaît ! » — sont trompés par les statuts, les récompenses, le pouvoir et la grande espérance — celle d’un « temps libre », d’un moment de loisir plaisant, réconfortant : l’espoir d’une vie facile, sûre et confortable. C’est ainsi que les forces de vie sont atténuées, que le rêve véritable et l’imagination fertile sont sacrifiés. — L’individu est tout simplement spolié, dépossédé de son bien le plus précieux, de sa liberté créatrice, et, par suite, de ses possibilités de croissance, — de ses manières d’advenir.
Au milieu de ce vaste brouillard, on discerne une forme, un immense lit de parade. La pensée commune, le dogmatisme et l’absence ou l’insuffisance de jugement, tranquillement, se penchent sur la couche des peuples et, implacablement, étranglent secrètement avec la rigidité de leur corde et l’opacité du foulard une Humanité allongée, endormie, stupéfaite, — une ombre lourde enfoncée dans des draps qui déjà veulent l’envelopper. Mais quelles oreilles entendent encore les malades, les cris de désespoir, les plaintes inarticulées et étouffées provenant de l’intérieur de tous ces corps paralysés, faibles et impuissants, — de toutes ces âmes enlisées dans cet immobilisme et ce silence macabre, enfoncées dans de terribles maux, dans de mauvais draps ?
Quels phénomènes extraordinaires peuvent bien conduire à une telle dégradation des perspectives individuelles ? — L’unique, le cercle, l’infini, se dilue dans la pénombre, dans le grand nombre : nous assistons à une déliquescence, à une dissolution des systèmes singuliers, autrement dit des individualités, qui doucement se noient, sûrement s’abîment. L’humanité des êtres se perd lorsqu’ils sont réduits à un rôle, à une identité de robot, de donnée ou de médiocre consommateur dans ce monde de la technique avide, numérique, automatisé qui subrepticement incorpore dans ses entrailles câblées, dans ses océans d’informations les consciences devenues de simples signes, de vulgaires chiffres. Les existences sont codifiées, la lumière des esprits absorbée par l’entrelacs, par les énormes cités industrielles et réticulaires, par la monstrueuse épeire noire, par la norme idolâtrée. Dans cette brume opaque, l’essence même se perd, oublie ses origines et ses contours, — s’évapore peu à peu. Les battements ralentissent, les lignes et les oscillations se brisent et s’estompent : c’est la grande révolution, que dis-je, la stupéfiante dilution ; celle qui opère en plein coeur des réseaux abyssaux sous le voile de l’anonymat, dans ces espaces sombres confondant toutes les âmes, là où, les unicités, les natures particulières, les cercles même s’évanouissent, s’effacent et disparaissent.
À ce sujet, je tiens à évoquer un petit exemple « géométrique ». Certains éleveurs confinent leurs bêtes dans des zones minuscules au moyen de colliers de bois, — de carcans1. Des cercles et des triangles conceptuels, plus abstraits donc, mais aux effets non moins manifestes, sont mis au cou de nombreuses bêtes humaines (ces carcans sont imposés par d’autres bêtes, ou bien posés par les victimes elles-mêmes), et assurent leur fonction à merveille en inscrivant les modalités de l’existence dans des anneaux toujours plus étriqués. Ah ! quel curieux phénomène que ces étranges animaux qui semblent jouer avec les formidables carcans comme certains « enfants » s’amusent avec les plus redoutables serpents ! Et ce sont précisément ces individus qui espèrent ainsi s’offrir l’assurance d’une existence préservée du tumulte et du péril ! D’ailleurs, ils y parviendraient presque dans ce cadre de verdure qui semble si calme… si réglé, si prévisible… dans ce carré de prairie délimitée qu’est leur vie, — au sein de cette destinée quadrillée, encerclée, clôturée !
Pourtant, la vie n’est-elle pas par nature rebelle ? la nature ne craque-t-elle pas les barrières, les frontières, les codes ? Pourtant, ne sont-ce pas bien moins les limitations concrètes qui compriment les potentialités humaines que la peur de l’inconnu, de la liberté effective, du vertige du vide, — que la colossale crainte du « plus » inconnu des étrangers : le soi ?
Mais « Qu’importe ? », semble hurler l’indifférence de la foule folle…
Quoi qu’il en soit, on observe en tous lieux ces parcs à bestiaux et ces « champs » clos, je veux dire ces esprits ceints par des haies imaginaires, ces espaces mentaux bornés. Partout, l’oeil qui a appris à percevoir, s’ouvre et voit apparaître devant lui (et malgré lui) au milieu des apparences, de l’obscurité ambiante, ces royaumes asphyxiés et cadenassés — par d’innombrables barricades conceptuelles artificielles, chimériques, par des murs d’illusions, par des remparts réfléchissants — dans lesquels viennent se mirer à leur insu les horribles interprétations sclérosantes —, par des surfaces grisâtres encombrées de lianes rampantes formant d’effroyables filets verdâtres et rougeâtres aux mailles infernales… L’oeil observe cet espace et cette géométrie qui circonscrit et réduit ; il dissèque ces conceptions aveuglantes et limitantes (elles s’objectivent spontanément et à peu près intégralement lorsque son regard se pose sur elles), ces convictions inébranlables qui serrent à la gorge — il considère en silence ces empires opprimés qui se développent. — Devant lui, les menottes tremblantes s’agitent et peignent leur propre destinée : les consciences se dessinent, les civilisations prennent forme et affirment leurs traits caractéristiques, les visages se révèlent clairement. Soudain l’oeil central a le coeur sur le bord des lèvres : hélas ! il a autour de lui des pinceaux évoluant comme des possédés, et accouchant dans une cacophonie invraisemblable de tableaux d’une hideur inédite, — irréelle !
Et comment ne pas ressentir un accès de compassion pour cet organe malade lorsque, dans les alentours, dans ce vaste champ où sa vision se déploie, croît, non pas la grandeur, la force et la splendeur, mais la bassesse, la faiblesse et la laideur ?…
D’aucuns penseront que ce globe oculaire exagère, qu’il est capricieux, voire grincheux. Mais il ne faudrait pas sous-évaluer sa « sensibilité » et la qualité de son goût…
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Le terme carcan peut être défini comme un « cercle ou [un] triangle de bois que les éleveurs mettent au cou de certaines bêtes pour les empêcher de traverser les haies », Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition, « CARCAN ».
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