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Il existe, d’une part, le raisonnement, la logique, l’enchaînement régulier, la méthode, le mécanisme et, d’autre part, l’intuition, la sensibilité, l’inspiration, le harsard. Vraiment ?…
On imagine aisément un futur dominé par les nombres, par les données, par les règles, par les lois. Des chemins toujours plus « sûrs », réglés, contrôlés, froids. On se le figure facilement parce que c’est sans peine que depuis leur présent, à travers la lucarne en triangle, les hommes d’aujourd’hui découvrent l’ombre nettement visible de cet avenir. Mais une évolution bénéfique ne repose pas sur l’exil des facultés créatives, sur une destruction en règle de l’inspiration et de son expression spontanée, puissante et amorale. Non, le véritable progrès implique plutôt une régulation bénéfique, un équilibre : le couple harmonieux de la raison sage et de la folie dionysiaque – il nécessite les épanouissements synchrones de ces forces de natures diverses, au sein d’un même ensemble. Et c’est ce système complexe et régulateur, cet intégrateur, composé de ces puissances créatrices impérieuses et égoïstes ainsi que de pensées modératrices plus lentes, plus sages, plus « empathiques », plus « altruistes », qu’il s’agit d’optimiser – parce que sur lui repose en grande partie la destinée des sociétés humaines.
La créativité doit être maîtrisée puisque les inventions totalement libres, complètement « indépendantes d’esprit », fournissent bien souvent en s’exprimant les preuves irrécusables de leur toxicité – il suffit de faire parler l’histoire pour qu’elle vomisse les faits tout à fait évidents, les uns après les autres. Des créations, trop nombreuses pour être comptées, après leur éclosion, mettent inexorablement l’humanité dans une position, dans un mouvement où, au lieu de goûter les merveilleux fruits du progrès, elle le subit.
Mais cette maîtrise, ce contrôle, ne peut être mise en oeuvre que dans un second temps, et par une pensée extérieure, car en imposant des contraintes au processus créatif, en l’insérant dans un carcan, si noble soit-il, on le mutile, on ampute sa liberté, on le dénature. – On entrave la manifestation de son essence, on déclenche sa viciation. – On saisit une toile vierge et on la défigure à coups de couteau.
Il est primordial que l’humain développe des outils inédits, élabore une manière de penser fraîche et regroupe des personnes compétentes afin de poser un regard pénétrant sur son développement actuel et à venir, afin de disposer d’un jugement plus fin, plus perspicace – un jugement auquel il pourrait se fier régulièrement lorsque le doute l’assaille, tel un ouvrage inestimable toujours placé sur la table de chevet pour qu’il soit consultable, le cas échéant.
L’Homme n’a pas l’embarras du choix : il doit créer des moyens d’évaluer les « nouvelles avancées scientifiques au regard des intérêts de l’évolution1 » : il ne peut plus se permettre de ne pas refuser les innovations pouvant mettre en danger le « bien-être collectif » – idée déjà développée par Mihalyi Csikszentmihalyi dans son livre La créativité.
Il faut que la liberté, indispensable à l’acte créateur, soit respectée et épargnée, mais les productions du processus de la découverte doivent faire l’objet d’une surveillance constante et d’un contrôle de la qualité strict avant leur intégration dans la culture. Le point essentiel concerne donc le degré d’indépendance, le « degré de liberté » estimé légitime et accordé à chaque information émergente susceptible de devenir en très peu de temps « virale » dans un monde hyper-connecté, laquelle veut par nature déverser sa « substance », communiquer son essence, s’exprimer et se répandre, comme mue par une « volonté de puissance » (Nietzsche) démesurée et égoïste. – Il devient urgent que l’astronef de la créativité ait son commandant, et ce commandant… c’est la sagesse.
Il n’est que trop vrai de dire que la route sur laquelle s’est engagé le progrès, l’évolution de l’Homme, n’est pas encore telle qu’elle devrait être, que le grand vaisseau attend toujours d’être introduit dans une voie plus favorable, que ce changement salutaire se fait attendre, et que l’immense fourvoiement menace. Dans une telle situation, comment ne pas ressentir, ne serait-ce qu’un court instant, la tentation inouïe du vertige, l’appel de la vision trouble et noire des choses, de la vie, du monde ? Mais l’Humanité ne possède même pas le temps nécessaire à une petite promenade dans le pessimisme radical ! – il ne lui est même plus laissé la possibilité de se laisser aller à la dispersion, à la dilapidation de ses volontés, au gaspillage de ces énergies !
Car en effet, tandis que l’évolution a pris son vol il y a fort longtemps, l’esprit créatif, avisé, élevé, lui, continue à accumuler un formidable retard : un trop grand retard ? – La bête évolue, certes, mais le bipède sage, lui, tarde à venir, – traîne les pieds…
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Mihalyi Csikszentmihalyi, La créativité (Paris, coll. Réponses, Éditions Robert Laffont, 2006, 1996), 303-304.
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