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L’esprit semble constamment vouloir s’approcher de l’absurde, s’enivrer de son parfum, le couvrir de baisers. Par exemple : il se demande et cherche ce qui a bien pu exister avant même l’apparition du temps et de l’espace ; il conçoit des théories où dansent les infinis, à l’intérieur desquelles le regard même de la logique se trouble et ses propres membres se mettent à vaciller ; il imagine des mondes régis par une physique autre, se figure notre univers soumis à des lois en partie cachées, gouverné par des conditions, par des règles tendant bien souvent vers le domaine de la déraison.
Qu’il s’agisse du sage, de l’homme de science, du poète, de l’artiste, tous, au cours de leur développement, ont éprouvé, à un moment ou à un autre, l’absurde – tous ont déjà ressenti, ou bien ressentiront, cette impossibilité au sein de leur conception, cette coexistence inconcevable, ces essences contraires : cette « incompatibilité » des éléments constituants l’idée1.
D’aucuns s’évertuent à statuer que la vie est un non-sens. Mais quelque absurde qu’elle puisse apparaître à la conscience, est-il pour autant raisonnable de nier qu’elle contienne également des structures cohérentes, qu’elle abrite en elle des schémas et des données véritables qui sont accessibles dans certains cas par le sentier étriqué de notre compréhension ? La matière plutôt que le néant, l’évolution, l’expansion, l’émergence et l’épanouissement de la complexité, l’apparition de la vie et la floraison de ses formes les plus diverses : tous ces phénomènes ne constituent-ils pas des preuves convaincantes ?
Énoncer que l’existence n’a pas de finalité propre ne signifie en aucun cas qu’elle n’a aucun sens – suffit-il d’affirmer que l’on ne comprend pas une langue fort étrangère pour être en droit de trancher définitivement sur son incohérence ? Cette tendance à décider hardiment et précipitamment n’est-elle pas symptomatique de l’incapacité humaine à justement déceler cette cohérence, ces liens, ces connexions, cette harmonie ? c’est-à-dire ces îlots de sérénité, d’assurance, de sens qui flottent, éparpillés à la surface de cet océan chaotique, fluctuant, parmi ces tourbillons d’écume insensés ?
Faut-il aussi rapidement conclure que l’esprit, au sein de cette nature absconse, ne doit pas même tenter de la comprendre toujours davantage, qu’il est inutile qu’il se mette en quête de significations vraies, et enfin qu’il n’est pas en mesure d’y trouver un sens et une justification à son existence ? Évidemment, ce serait absurde – mais le monde est absurde.
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André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 3e éd., 2010, p. 11.
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