1. Le bien et le mal.
Ce qui est tenu pour le bien en soi aujourd’hui, sera le mal de demain. De toute évidence, il n’y a que dans l’esprit des peuples que naissent et se développent — tels de considérables déplacements d’air à la surface d’un globe : tantôt vent d’est, tantôt d’ouest ; tantôt vent du sud, tantôt du nord — de pareilles entités houleuses, de pareilles fluctuations : ces modes, ces mères d’un instant, ces vérités périssables — ces reines éphémères. Un parti s’imagine l’homme foncièrement mauvais tandis que l’autre le juge bon. Bien sûr, « ici-bas » tout n’est qu’affaire d’interprétations par trop terre à terre, de pour soi fort obscur et fort arbitraire. Cet animal, en effet, et pensons qu’il est encore nécessaire de le répéter, n’est ni naturellement bon ni naturellement mauvais, mais capable de produire des pensées, d’accomplir des actes, de donner naissance à des phénomènes, des choses, des êtres mal conformés, c’est-à-dire des enfants paraissant clairement plus déraisonnables que d’autres. Et celui-ci atteint le plus au degré de la bêtise, voire de la sottise, lorsqu’il est vu en train de s’échiner, de s’évertuer à scier, aussi promptement que lui permet la physique, l’unique petite branche sur laquelle le sort aveugle l’a déposé, lorsqu’il est vu en train de trouer le nid si douillet au sein duquel la douce et heureuse influence, la mystérieuse et impérieuse main l’a emmené. Il existe bel et bien des évènements semblant un peu plus avantageux eu égard à l’échelle des conséquences, du moins quand tout est envisagé à travers la fenêtre des courtes durées — puisque l’entendement même voit ses yeux se brouiller par la colossale forêt des causes et des effets à mesure que les divers objets s’éloignent, que l’arbre des variantes, s’épaississant, lance ses longues branches dans le futur. — Quoi qu’il en soit, le premier des biens est bien celui de spéculer aussi librement et vainement sur ce genre de considérations… — Pour autant j’ouïs déjà les langues de vipère protester et traiter l’auteur de ces lignes de « criminel » — terme désignant peu ou prou, dans leur monde, l’« immoraliste », l’« amoraliste », etc. ; d’ici, je les entends le surnommer le Péril au cœur froid, le cruel, le barbare, — le prenant, comme suivant la manière accoutumée, pour un autre, pour une bête, pour celui qui, par cette seule raison qu’il ose affirmer des vérités contraires, est dévisagé avec l’impertinence, insulté, montré du doigt, — le faisant subir les épreuves… que traverse tout monstre.
2. Songe d’un chêne.
Si j’étais chêne, j’aurais de longues racines, un tronc robuste, je soulèverais des feuilles caduques, j’offrirait des fruits, je ne cesserais de croître, de porter la haute taille et la grandeur du bois, d’embrasser la longévité jusqu’au ciel, j’agirais tel un roi, un arbre sacré, accueillant les insectes, souriant aux oiseaux, conversant avec les druides, le vent, les nymphes, les dryades et mon hamadryade, les dieux, pleurant avec la pluie, chantant sous le soleil, me baignant dans ses rayons, dansant sur cette terre… — Puis la dernière nue s’éloigne, et voilà que dans une lumière crue le dormeur quitte le royaume des rêves, s’écriant soudainement : « Mais, chêne : — je le suis ! Nous autres, le sommes ! Et, certes, ces regards hautains n’ont plus l’habitude de reconnaître un arbre ni même sa famille, sa dignité, sa qualité, — toutefois que nous importe leur ignorance, leurs postillons, leur indolence ?! »
3. Condition sine quâ non.
Tout esprit, depuis son premier souffle, se meut dans le flanc de la perception erronée, à l’écart, — en sa minuscule bulle-univers. Vivre n’est autre que l’acceptation même, et entière, de conditions nécessaires tout étranges, de singuliers impératifs vitaux, de la volonté du sort : de cet état où chaque âme se maintient en suspension, et non pas en compagnie des choses, mais, principalement, en compagnie des formes variables et extravagantes des choses — c’est-à-dire avec leurs apparences, leurs images floues, abîmées, trompeuses, toutes enfantées par elle-même. — Le réel est cette terre inaccessible, vers laquelle l’entendement aspire à se diriger. Toutefois, les courants étant fort puissants et l’instrument si chétif, il arrive, bien souvent, que l’on ne progresse suffisamment que pour se rendre compte à quel point l’on s’en est éloigné… à quel point la frêle barque toute la nuit a dérivé. Et, parfois, au sein de ces circonstances extraordinaires, l’individu réalise ce phénomène, quant à lui bien réel : combien rêve et existence sont mêlés, combien il ne voyage sur des mers, des histoires, des surfaces authentiques, mais aux seins d’éléments aux mille reflets — d’objets habituellement transformés, dévoyés, dénaturés.
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