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Ce qui compte finalement aux yeux des esprits libres, ce ne sont pas les victoires sur l’empire d’autrui, sur le royaume de ses pensées, la destruction du domaine de ses convictions, la capitulation de sa personnalité, le trouble au sein de son identité – non, ils ne s’éprennent pas à ce point du goût du sang d’autrui ! –, ce qui importe avant tout c’est le triomphe de la logique, de l’entendement, de la sagesse humaine (dans ses formes les plus nobles, les plus éthérées), c’est de mener le bon combat pour la défense de la vérité – c’est la victoire de l’esprit sur l’ignorance, du jugement sain sur la folie.
Il s’agit, certes, de porter constamment la guerre dans un pays, mais le plus souvent ce pays c’est soi-même. En outre, l’individu n’est-il pas pour lui-même l’ennemi le plus « commode » : le plus disponible et le plus coriace ?
Vaincre l’autre ou vaincre ses propres croyances, cela permet dans les deux cas la grande célébration – celle de l’esprit critique qui crée et détruit, celle des métamorphoses, celle des morts et des naissances nouvelles –, mais « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire1 », aussi est-elle plus belle la fête qui survient après que l’individu s’est affronté, a dominé et terrassé positivement tout l’antérieur de sa forme, de son essence.
Et chez les natures « préparées », ce mouvement incessant que produit la quête de la vérité nourrit l’élan, les forces vitales : il est énergie, il est renforcement de l’instinct de vie et de sa mise en œuvre – un noble bois alimentant le feu, embellissant la flamme.
Accueille donc tes opinions contradictoires, ton chaos, tes principaux pourfendeurs, et à bras ouverts, avec bonheur ! Deviens l’âme qui salue la lame la plus aiguisée, et, en réponse à l’éclat de sa pointe qui te transperce, confie-lui ton sourire le plus sincère ! L’âme sage sait considérer les petites voix les plus mordantes, le doute lui-même, et le recevoir comme il convient de le faire, c’est-à-dire en qualité de compagnon de route nécessaire et bénéfique. Elle devine par intuition que la rencontre de toutes ces convictions contraires, ces âpres luttes, ses collisions, ces chutes en cascades constituent des occasions inespérées pour un grand rafraîchissement du coeur, pour un formidable lavement de cette conscience encombrée jadis par des ruines immobiles, – que ces coulées de lave fraîches, ces phénomènes contribuent à l’indispensable assainissement et aux merveilleuses exaltations !
Ainsi donc, tu dois célébrer toutes ces précieuses occasions de croiser le fer, d’exprimer ta complexité, de dévoiler la réalité… les aimer comme tes amis les plus intimes… les honorer.
« Dans quelle mesure le penseur aime son ennemi. […] Chaque jour tu dois également partir en campagne contre toi. Une victoire et une position conquise ne sont plus ton affaire, mais affaire de vérité ; de même ta défaite n’est plus ton affaire2 ! », écrivait Nietzsche.
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Pierre Corneille, Le Cid.
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Friedrich Nietzsche, Aurore (Paris, GF-Flammarion, 2012), 240.
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