L’homme vaquait dans son logis quand quelqu’un frappa trois coups sourds à sa porte. Lorsqu’il l’ouvrit, la Voix apparut, et de cette bouche ces paroles sortirent :
« Si on supprimait tous les mots, c’est-à-dire toutes ces inventions humaines, toutes ces chimères, toutes ces représentations mentales floues, que nous resterait-il, à nous, pauvres mortels, de songes à caresser, de mirages à entrevoir, de folie à éprouver ?
Si le mal produit du bien, que le bien produit du mal, et que, dans sa misère, ou bien dans sa bonne fortune, l’être est incapable de démêler, et même de concevoir, l’écheveau des conséquences de ses pensées et de ses actes, alors, – que faire ? que dire ? que penser ? que devenir ?… quoi être ?
Si dans la vie d’un être il n’y a pas de sens véritable qui résiste au temps, et si, comme l’écrit Jaccard, « le fou qui a perdu la raison [est] toujours la parodie du sage qui a transcendé l’ego », l’un étant « paranoïaque » et l’autre « métanoïaque1 », eh bien, sur quelle réalité peut-il et doit-il poser son regard ? et à quelles choses s’attacher ? et en quelles régions évoluer ?
Si la bêtise, la sottise, l’erreur, le ridicule inondent tous les sillons, courent les rues, envahissent l’ensemble des pitoyables chaumières, à quoi bon tant d’efforts, à quoi bon résister : à quoi bon tenter de s’en délivrer, de s’échapper, de s’élever ? À quoi cela rime-t-il de convoiter le beau de Musset ou le vrai de Boileau, de s’évertuer à mêler le sublime au grotesque ?
Si rien ne dure, si rien n’est sûr, à quoi tout peut-il bien servir, et comment ceci va-t-il finir ? »
Ainsi parlait la « petite » voix intérieure grincheuse : cette présence qui, telle une intruse aussi indésirée que tenace, toujours revient, inlassablement tambourine dehors ; cet écho insatiable, qui pénètre le bon gîte en hurlant « l’éternel : “À quoi bon?” » (Green).
Assommé par ses coups puissants et imprévisibles, accablé par la douleur lancinante tapie dans ses ondes, dans ses sons, il arrive que, l’esclave, le temps d’un souffle, complètement transfiguré, devenu maître, se ressaisisse… et qu’armé du trait de la sagesse retrouvée il lance d’une main assurée :
« C’en est assez ! Gardes ! faites taire ce trou béant qui crache trop ! Arrêtez-le, emportez ses excès que je ne puis supporter ! Allez, défaites-moi de cette importune, qui aux coeurs généreux ne leur montre que leurs propres lacunes ! »
- Roland Jaccard, La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale (Paris, puf, 2012), 16.
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