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Entend-on le battement entravé de tous ces coeurs remplis de solitude, de plaintes étouffées, de sombres murmures, – ces murmures intérieurs, secrets, ces murmures de la conscience, de l’être ? Perçoit-on cette multitude d’oreilles chagrines, sonnées, souffreteuses, – ces innombrables âmes refusant d’entendre, sourdes ?
Parfois, lorsque les organes ont été trop remplis, la souffrance, la violence, le noir, l’excès débordent : des paroles, des larmes, des cris, des gestes terribles et laids s’échappent. L’eau, l’air, le feu hurlent, jaillissent, se manifestent : les éléments se déchaînent et, bien souvent, détruisent plus qu’ils n’apaisent.
Mais comment pourrait-on condamner des consciences n’ayant jamais appris à exprimer la misère d’une belle manière, des consciences qui ne savent pas « porte[r] la douleur […] avec une plainte de belle sonorité1 » ? La noble indulgence ne s’impose-t-elle pas là où l’ignorance gouverne en despote ? Je veux dire est-il légitime de railler ceux qui ne possède pas l’art de commercer plaisamment avec les pensées négatives, ces êtres qui n’envisagent pas même la présence du « bon » dans le « mauvais », et le mauvais dans leur attitude méprisant le bon chez les autres ?
Car en effet, il s’agit bien là d’un art – celui de mêler les nuances ternes et sombres, et de faire ressortir de nouvelles lumineuses ! celui de peindre le tableau le plus intime avec des matériaux parmi les plus néfastes et les plus obscurs, et de le partager, après l’avoir transformé, embelli et libéré, avec autrui.
Mais les vrais artistes étant rares, on se trompe ordinairement sur la valeur de la souffrance : à force de recevoir en pleine figure, et avec constance, les vagues d’immondices brutes projetées par les autres, pressante devient l’envie de porter un jugement défavorable et définitif sur la nature de la peine. Toutefois, a-t-on jamais vu un être humain évoluant à l’écart de la souffrance, lui étant comme tout à fait étranger ? Et nombre de réalisations exceptionnelles, d’oeuvres prodigieuses n’ont-elles pas été nourries par la détresse la plus profonde, par cette grande peine de l’âme qui, après avoir été canalisée, maîtrisée, fut en mesure de donner naissance au remarquable, au singulier, au beau ? En somme, ne faut-il pas que les éléments opposés et tout ce qui les relie soient présents afin qu’ils puissent, justement, exister ?
Ainsi donc, n’est-il pas tout aussi erroné et ridicule de critiquer violemment et d’éviter systématiquement la souffrance que de l’encenser bêtement et de la rechercher aveuglément ?
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Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.
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