Alentour, les évènements mineurs grouillent, pareils à des vers indisciplinés plongeant dans l’écume des instants, et le précieux présent s’enfuit sur ses humides ailes toutes déployées. La raison de cette fuite accélérée est évidente. L’exigence, pour les cœurs qui peuplent le temps où nous vivons, est une parfaite étrangère ; nous voyons l’esprit errer de-ci, de-là, — flottant sur des épaules n’ayant plus l’habitude des choses denses, de la masse de la valeur, — ne sachant où donner de la tête, et ne se nourrissant, en passant, complètement éperdu, que d’éléments indignes d’y faire époque — si bien que la conscience non préparée, non avertie, par une manière d’insidieuse indigestion est happée. Cette âme saisie, dont l’estomac éprouve moult tourments, cette âme toute malade est comme prise par la surprise même ; et les causes étant ce qu’elles sont, les effets, inéluctablement, appartiennent aux plus tenaces : l’état morbide s’installent dans l’avenir, la rendant incapable de faire face d’une part aux éruptions en son sein, de l’autre à l’éclosion des crises du milieu. C’est ainsi qu’elle ne prend pas en considération la belle religion — qu’elle s’établit dans une complète indifférence à l’égard de l’Art ; piétinant ses plus charmantes plantes, elle délaisse ses pensées élégantes, ses émotions épurées, son grand caractère naissant : l’important de l’existence, le sel de sa vie est laissé de côté. Ainsi, au crépuscule de sa destinée, en ces moments où le sentiment de la limite, où la dureté de la barrière, où l’inéluctable borne… en ces éternelles heures où il semble que le Terme lui-même veut imposer, incessant, ses propres sentiments, sa loi à la vaincue, la pauvre pensée… lorsqu’elle lance ces regards vides en direction de ce passé par trop fuyant, de ce paradis perdu à jamais, c’est pleine d’une insoutenable certitude que la malheureuse se voit dans la glace : envahie par les ombres, emplie de noirs désirs, de sombres regrets. « Ciel ! qu’aperçois-je ? s’écrie-t-elle alors, en plein désespoir. Autrefois tant de grandeur s’offraient spontanément à mon cœur, tant de charmes, de forces, de bontés flottaient là, proches, auprès de mes hautes espérances ! mais j’étais si aveugle, si sourde, si froide !… ; entreprendre de les étreindre, d’épouser mes propres formes, d’enlacer de mes bras mes enfants ! tout cela, ma condition me le refusait ! Ah ! toi, misérable créature que je suis devenue ! l’occasion inestimable était… d’habiter les nobles actions, de rencontrer le courage, de déposer des empreintes impérissables — telles celles de ces seuls femmes et hommes antiques dont on se souvient encore des noms, tels ces monuments des Égyptiens défiant continûment la flèche du temps, telles les plus élevées et les plus pures constructions humaines —, mais… elle était. » Ô petite flamme qui tremble désormais ! qui sent venir le vent froid ! si tu eusses su tout ceci, comme toute la face de ton œuvre aurait changé ; comme la valeur, la vigueur, l’essentiel, dans les déserts de l’absence, dans l’étendue aride de ta vie… — comme la plénitude se serait faite jour ! Las ! tu sens maintenant jaillir, de l’avenir que tu te figurais lointain, les rouleaux de la longue nuit ; tes oreilles devinent les ondes amères assoiffées et les tourbillons glacials hurlant de faim ; tu pressens un malheur : la venue du lourd manteau des sombres vagues infinies, les longs replis obscurs du futur exalté, les pas galopant dans la rigueur, le destin inexorable réduisant sans faiblir l’intervalle vacillant !… Ô drame ! N’ayant pu maîtriser l’art de vivre et de périr, tu n’es point en mesure d’opposer à la terreur le calme d’airain du sage ! lequel sait que le marbre des siècles possède ses marques pour l’éternité, lequel sait que sa nature, tout de même que la statuaire grecque, atteindra la pérennité, lequel n’ignore point… que même lorsque sa chair disparaît, l’astre du jour, quant à lui, devenu astre des nuits, à l’intérieur de l’âtre immortel, dans sa splendeur intemporelle ne cesse de flamboyer.
Photo © iStockphoto.com / ChiccoDodiFC
Laisser un commentaire