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Il est deux éléments primordiaux pour l’épanouissement des cultures actuelles, des personnes particulièrement créatives et des sociétés plus généralement : d’une part, la prospérité des facultés imaginatives et, d’autre part, la préservation de l’attention et des périodes de solitude. Quelques points suffisent à éclairer mon propos.
— Premièrement, la personnalité créative ressent le besoin profond de concevoir des représentations du monde différentes, originales et cela implique nécessairement à un moment donné durant le processus de la découverte : le silence, l’absence d’influences négatives, de dérangements, de bruits parasites. Ce qu’elle trouve dans l’isolement, c’est un petit hameau de montagne, une oasis de paix, cet environnement où elle peut déverser sereinement et librement ses pensées. La solitude est alors un espace et un temps pour l’acte de connaissance, pour la noèse, — elle devient sa sphère noétique1. Elle répond à un double besoin : la quête constante du sens et la soif de liberté.
Cette dimension existentielle est essentielle et en effet, comme l’affirme Anthony Storr, certaines personnalités ne peuvent se satisfaire du seul contact avec autrui pour générer du sens2. Elles se mettent alors à créer et leur productions correspondent parfois à ce que la société considère comme étant quelque chose de valeur.
— Deuxièmement, la solitude peut aussi être rechercher comme un moyen de ne pas se laisser influencer, submerger par la pensée normative ambiante. Dans ce cas elle est prévention, digue, rempart autour de cet espace et de ce temps : elle devient une enceinte régulatrice et protectrice — une matrice.
— Troisièmement, l’isolement permet à travers une activité créative d’exprimer ses talents, ses passions et de ressentir la joie profonde de se trouver dans son élément3. La retraite devient un « élément » fondamental du « flux4 » — cette source et cet état de bien être véritable et profond —, en somme, elle autorise et réunit les conditions pour qu’apparaisse ce que Mihalyi Csikszentmihalyi nomme l’« expérience optimale5 ».
— Quatrièmement, la solitude est une cuirasse, un bouclier, un abri contre une expérience trop directe et trop crue du monde, lequel est perçu par une « éponge » humaine si humide ô combien ! par cette « Sensibilité » exacerbée. Elle tisse le voile et fabrique le baume qui atténuent et calment : elle devient une préparation onctueuse, une crème pour les éruptions solaires !
— Cinquièmement, relatif au point précédent, et notion ordinairement peu connue, l’activité créatrice permet de lutter contre ce que Storr décrit comme « l’angoisse engendrée par les exigences conflictuelles de détachement et de contact humain6 ». En effet, se mêle, dans les consciences, une curieuse ambivalence : cette nécessité du contact et cette peur de l’autre — peur de ce monstre « étranger », peur des réactions, motivations, émotions qui s’unissent, s’entrelacent et imprègnent le tissu d’une relation de toute espèce, ce coton si délicat, imbibé de commerce, cette ouate sociale ! Cette ambivalence, ce conflit est comme canalisée, maitrîsée, en quelque sorte sublimée dans l’acte créatif. Cette angoisse de la perte de contrôle de sa vie émotionnelle, rendue plus aiguë, plus vive par la complexité même de la sphère relationnelle, peut être, grâce à cette espèce de mécanisme de défense ingénieux, surmontée par certains individus. Le monde émotionnel est ainsi stabilisé, « supervisé » ; le navire peut continuer à naviguer sans trop risquer d’être submergé et de chavirer. La retraite, dans ces circonstances, est une huile facilitatrice pour ce « mécanisme » de protection, lequel est à la fois tour d’ivoire et petite porte : barrière et conciliateur psychiques.
Enfin, dans certains cas, le processus de la création constitue un véritable mécanisme de défense, une muraille contre la pathologie mentale. « Certaines personnes créatives […] de tempérament à dominante schizoïde ou dépressive […] utilisent leurs capacités de manière défensive. Si un travail créatif protège quelqu’un de la maladie mentale, il n’est pas étonnant qu’il s’y adonne avec avidité7 », écrit Storr.
En définitive, c’est probablement à travers cet acte inventif, cet « art de la Découverte8 », et dans le partage de son fruit, de cette valeur pouvant être reconnue, que de nombreux individus parviennent le mieux à résoudre ce rapport conflictuel avec le monde, — rapport qui ne devient plus une simple opposition à l’autre, une simple contradiction, une « objection », un rapport de force rudimentaire mais, une union, une articulation, une réunion de ces « ligaments », de ces liens ambigus, complexes au sein de cette vaste enveloppe, de cette membrane invisible englobant le « soi » et l’« autrui ». C’est au travers du fruit de leur retraite, de ce « fruit » de leurs entrailles que ces personnes établissent avec l’autre, après avoir mûries, une « connexion » plus sûre mais aussi, plus profonde, plus satisfaisante, plus pleine, — qu’elles enfantent un trait d’union ! — C’est par ce don, avec lui, et en lui, que l’artiste communique ; et c’est au sein de cet espace et de ce temps de partage naissant, que le créateur, la créatrice, dans ce « cadre » sécurisé, autorisent une ouverture : ils saisissent cette occasion « nouveau-née », accueillent cette autre « occasion qui vient » — cet être inconnu qui se présente —, et bâtissent cette petite porte à la frontière de leur forteresse… cette invitation à une relation privilégiée, à une rencontre et une sensation indéfinissables, inédites, — au voyage…
C’est ainsi que l’on pourrait observer d’abord deux individus, puis des communautés, des sociétés, des civilisations qui s’épanouiraient, s’enrichiraient véritablement et fleuriraient. Dès lors, il serait possible de percevoir des regards qui se croiseraient, des solitudes qui se découvriraient, s’apaiseraient et se nourriraient. Dès lors, les conditions seraient réunies pour qu’ait lieu la mise en œuvre d’une culture appropriée. — Dès lors, sur cette piste lumineuse, au milieu de cette profusion de pensées mélodieuses, réjouissant autant l’oreille que l’âme, se déploierait enfin la majestueuse danse, le grand bal de solitudes… Musique !
- Cf. le dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur
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Anthony Storr, The Dynamics of Creation, 1972, cité par Todd LUBART, Psychologie de la créativité, 2003, p. 146.
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Au sens de Ken Robinson dans L’élément et Trouver son élément.
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La notion de flux, d’expérience optimale est développée par Mihalyi Csikszentmihalyi dans ses trois ouvrages : Vivre, Mieux vivre et La créativité.
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Ibid.
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Todd LUBART cite Storr :
« […] le psychiatre anglais Anthony Storr affirme que “ la personne qui craint l’amour presque autant que la haine peut se tourner vers une activité créatrice non seulement par désir d’obtenir des satisfactions esthétiques ou d’exercer son talent, mais aussi pour lutter contre l’angoisse engendrée par les exigences conflictuelles de détachement et de contact humain” (Storr, 1972) », op. cit., p. 146.
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Anthony Storr, The Dynamics of Creation, 1972, cité par Todd LUBART, op. cit., p. 146.
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Arthur Koestler, Le cri d’Archimède.
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