Photo © iStockphoto.com / EduardGurevich
Le développement, l’« enrichissement » des pays industrialisés, des sociétés « développées », sociétés de l’abondance, du surplus, de l’excès, a à bien des égards appauvri l’esprit humain. L’homme y a perdu, et en grand nombre, certaines des plus authentiques, des plus justes évaluations des choses, le « véritable prix des biens utiles à la vie1 », écrivait Anatole France. Tout est plus que jamais accessible et accaparé ; parallèlement, les mets les plus nobles sont dépréciés, bradés, amalgamés avec les choses les plus misérables. Les frontières, les notions de valeur et leurs « degrés » deviennent toujours plus floues, se troublent, se font glissantes ! — ce sont de nos jours des pluies sombres, verglaçantes de pertes sous l‘apparence de gain qui sont réellement essuyées, et parfois une partie de l’édifice est irrémédiablement endommagé. L’illusion, le trouble, est profonde et globale. L’utile, le nécessaire, le Beau sont dilués, noyés dans la masse ténébreuse des considérations, des convictions hâtives et superficielles, dans ces flaques boueuses, malheureuses de l’esprit, dans ces petites étendues de misère fondue. Cet état morbide, cette liquéfaction mentale, situation de stagnation où les capacités de discrimination et de jugement sont altérées, où l’appareil de la critique est négligé, rouillé, transforme les individus en âmes gelées, stupéfaites, en oeil hagard submergé, dans le vague… Dès lors, au milieu de cet océan de signes, de cette étendue de reflets trompeurs, dans ce vaste miroir d’illusions — dans lequel le cortège des valeurs vitales s’abîme en silence, silence abyssal de l’oubli, englouti par le bruit de l’indifférence ! par le vacarme du mépris ! —, on peut parfois encore y distinguer des formes, des contours flottants. Il y surnage, emportés par les grands courants dominants, aspirés par le génie obscur et superficiel, par cette gueule béante des profondeurs, cette insondable bêtise humaine monstrueuse et assoiffée, des fragments d’esprit, des épaves de consciences disloquées, des épaves humaines qui se délitent mais aussi des esprits rescapés, à la dérive… De ces flots, enfin, émergent de véritables survivants ! qui nagent, qui pensent à contre-courant ! — des révoltés se dressant contre les lames destructrices, fendant les « gouffres amers2 », indignés et par là même bien vivants ! — Des affirmateurs, des créateurs de vagues nouvelles, non pas de lames cousues d’or, mais des valeurs authentiques : des chapelets d’îles émergentes ! — des terres d’accueil solidaires ! pour la pensée libre, pour tous les naufragés perdus dans l’amer ! Au lieu de cela, il court des sociétés obsédées par l’appât du gain et foncièrement « défavorisées » : une « humanité » malsaine, gangrenée par une indigence d’un nouveau type, une indigence de pensée, aussi inintéressante qu’intéressée, bassement mercantile, démesurément matérialiste. — Société d’objets et « société-objet », appâtée, nécessiteuse dans ses valeurs, subissant une profonde crise de la valeur et, par voie de conséquence, dévaluée.
Mais évidemment nous nous trompons ! L’argent pour l’argent — la véritable valeur, l’étalon de valeur souverain ! —, comme cela est utile, plaisant, jouissif ! Et en effet « il est bien précieux » : pour ces mariages où l’harmonie et l’amour résident dans le faste ! et pour ces enterrements, pour ces disparitions qui ne passent pas inaperçues !… — « Il y a des enterrements de première classe comme si on allait au paradis par le chemin de fer3 », écrivait Renard…
Il est des êtres qui, quand ils aperçoivent une île, choisissent l’abysse…
-
A. France, Vie fleur, 1922, p. 557, Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur
-
Charles Baudelaire, L’albatros.
-
Renard, Journal,1903, p. 848, TLFi, op. cit., « CLASSE ».
Laisser un commentaire