1
La charrette
« Qu’est-ce donc que cet animal
Si accablé par le terrible fardeau ? »
Demande la créature ailée
Par-devers elle, bien étonnée.
L’oiseau considère l’étrange vache
Tirant dans sa charrette mainte peine :
« Comme j’éprouve, figé devant toi,
Une compassion jamais ressentie !
Un sentiment des plus barbares :
Un ennemi qui saisit, un fauve qui dévore ! »
Lui confie-t-il dans un état de trouble,
Comme touché par un indicible vertige,
Par une manière d’extrême empathie.
Et le regard bovin de se tourner vers lui —
L’air ailleurs, le visage tout étourdi,
La tête très lourde, ses chairs si meurtries,
La conscience fort pâle, presque ensevelie…
2
Veulerie foncière
Tous aspirent à la grandeur,
Mais en eux, absents sont l’énergie,
Le courage et l’enthousiasme ;
Tout prospère hors de l’ampleur,
Tout manque de sel, de vie —
Tout manque de tout.
La terre est par trop légère,
Bien faibles sont les branches,
Misérables les caractères :
Approchez donc, et voyez ; voyez
L’insalubrité régnant en des âmes,
Voyez si… la veulerie recouvre les êtres !
3
La Bohème
Règles féroces, cadres étouffants,
Routine desséchante, invisible Sépulture !
Que tremble votre substance, votre sol,
Que se fissure votre culture, votre essence !
En cette heure, ennemie ! veuillez hisser l’oreille,
Veuillez, dans la certitude qui vient, trembler !
Car à présent, dans les lointains, et avec force,
Les pas de vos illustres assassins se pressent ;
Déjà les dignes hommes rient et à vous-même s’adressent :
Déjà galope, suprême, l’irrésistible colonne,
Cette volonté, ce jugement, cette sensibilité émancipés,
L’Affranchie, la haute Bohème — la Bohème littéraire, artistique…
4
Heureuse inspiration
Puisses-tu te soulever,
Ô vieil homme !
Que des vents nouveaux
T’emplissent de réjouissance,
Que ton humeur rejette son propre déclin :
Telle une mer vomissant sur ses bords
Les restes de ses multiples naufrages !
Que tes poumons accueillent enfin
La fraîche et douce espérance !
Ce souffle autrement aimable,
Ce mouvement assurément vital,
La venue sans doute possible
D’un futur bien moins pénible.
5
Scène ordinaire
Homme et femme ordinaires
conversation dans la rue
quel spectacle quels acteurs
et cependant quelle matière
quelle misère quelle honte
si ces mêmes paroles
se trouvaient tout à coup
transportées sur les planches
comme vomies sur la scène
6
Éloignement
Contrition parfaite
fuite dans le dogme
éloignement de soi-même
7
Des réfugiés
Surgit leur ombre,
S’épanouit le doute,
La peur intérieure
Peu à peu les assaille ;
Les voilà qui courent, courent
Se réfugier en nombre infini
Dans le giron familial,
Dans le giron de l’Église —
Dans le giron de leur certitude.
8
Bouche mensongère
Sa gestuelle, sa posture,
Tout en lui annonce son futur ;
Celui d’une conscience qui sent
Grandir en elle la mission nouvelle,
Fleurir une forme jusques ici
À son propre cœur
Entièrement étrangère ;
Seulement, hélas,
Non pas la figure de l’Art,
Mais la répugnante,
Mais l’infâme Parole mensongère.
9
Grains de lumière
Folie, ténèbres :
Parmi l’obscurantisme,
Qui donc agitent encore
Les quanta de lumière ?
10
Fenêtre ouverte
Écrivain plongé dans les lettres,
Tisserand devant son « métier »…
Tandis que par la fenêtre ouverte
Les hurlements du monde extérieurs
Toujours, toujours prétendent pénétrer,
L’artiste sans cesse se recueille,
Se recueille et se rassemble,
Au-dedans de soi, au fond, à l’intérieur.
11
Paradis descendu
Assurément, il existe un paradis,
Accessible à l’Homme pour toujours,
Et d’où nul ne saura jamais l’expulser :
Non pas dans l’espoir de l’au-delà,
Mais sur Terre, à l’intérieur de soi-même.
Photo © iStockphoto.com / bausela
Laisser un commentaire