Il est une scène étonnante, qu’il faudrait se représenter bien davantage. Un bel enfant assis dans l’herbe heureuse ; il regarde vers le ciel, dessinant, sur les nuages changeants ainsi que sur la voûte aimable, des êtres, des choses… une variété de formes : celles de son esprit. Arrive, tel un orage au galop, sa mère, ou bien est-ce son père ; la créature toute bête ordonne que l’imagination se taise immédiatement : « Cesse donc ces bagatelles, lance-t-elle dans un éclair de solennité, n’emploieras-tu jamais tes heures autrement ?! Et dans le futur, ce bien tellement précieux, ton temps, t’échineras-tu à le perdre toujours et encore !… » ; et le mômillon, arraché de ses rêves par la violence des furieuses mains, par le formidable forceps, par cette intervention d’une indélicatesse inouïe, par les fers ! ne s’y étant préparé, est troublé : c’est que troublé, il peut l’être tout à fait ; car cette personne qui lui est extrêmement chère l’a perdu — et tous deux l’ignorent. « Baisse les yeux, ton nez, les bras, vois ceci ! poursuit la voix parentale, il s’agit d’une table sur laquelle sont profondément gravées les vases dans lesquelles tu te devras de verser toute ton attention, tous tes désirs, l’ensemble de tes énergies ; en le faisant, crois-moi, tu seras on ne peut plus heureux mon bon garçon, mon petit amour, mon trésor » ; et celui-ci de répondre, dans une manière d’instinct : « Mais… » ; et l’adulte de l’interrompre aussi promptement : « Ta place est parmi l’obéissance ! » Alors les jeunes yeux courent pour se réfugier dans l’amollissement ; alors, tout en lui conspire à l’assombrissement, et la volonté, fissurée, décline dans la chute ; la clarté auparavant omniprésente s’effondre ; le cœur de l’étoile reste sans voies, stupéfait, abandonné par ses propres réactions ; la toile bleue, éclairée autrefois par la présence de rieuses entités, se dissipe jusqu’à la complète nuit ; un nouveau monde, glacé, rempli de structures nettes, solides, implacables gagne le jour, et s’érige sur les ruines encore fumantes ; et bientôt l’histoire est oubliée, et bientôt la conscience s’immobilise parmi les rangs : plus rien ne dépasse le crâne, à l’intérieur ni à l’extérieur ; la froideur a vaincu ; la différence, la saillie, le relief est comme foudroyé — c’est le calme plat, l’oeuvre achevée… et l’on s’en réjouit. En ce moment singulier, mère comme père connaissent le bonheur ; et, heureux comme ils le sont, comment ne pas l’être ? eux qui ont terrassé la dispersion des idées, tracé une route sûre et utile pour leur tant aimé ! route sur laquelle les minuscules pieds, devenus adultes, avancent tout confiants désormais. — Lorsqu’il est question d’éducation, certaines pensées sont, pour l’ordinaire, affreusement absentes : évoquons simplement la liberté de l’esprit, la valeur de l’imagination, l’importance non seulement des réponses, mais même des questions, etc. Ici, considérables sont les précieuses considérations mises de côté. Mais conçoit-on que ce ne fut jamais une activité superficielle que de nourrir sa conscience de multiples images, de sensations variées, de perceptions composées… d’entités toutes personnelles… de ses héros puissants… de ses possessions de haute valeur ; que de créer des décors, des personnages, des intrigues perpétuellement émergents, constamment renouvelés, sur cette scène anciennement vibrante d’émerveillement ; que de communiquer tant de robustesse, de richesses, de possibilités et d’espoirs à ce théâtre qui resplendissait ; et que de… ? — Ainsi, comment pourrions-nous, placés face à une telle vision, fuir l’insupportable ? Chaque « éducateur » agissant selon ses souhaits, comment ne pas se pétrifier devant un tel état de choses ; devant toutes ces portes qui se ferment jour après jour dans les petites têtes du globe ; devant tous ces mondes de promesses, ces nouveau-nés anéantis par les langues terriblement coupables ; devant ces anneaux métalliques accrochés aux chevilles des filles et des garçons de tous pays, et répandant jusqu’au sommet la restriction, la soumission, la fatalité… ? Mais où donc s’origine cette curieuse croyance que le développement bénéfique est celui qui permet de rejoindre le plus grand nombre, de flotter dans le bassin des conventions, d’exulter dans le chaudron mugissant qu’est toute société ? Et pourquoi cet aveuglement si tenace dans la conception de parents, d’enseignants, de proches si concernés et si sincères dans leur amour ? Pourquoi une folie soutenue à ce point, au sein de groupes humains qui auraient pourtant tellement à récolter de graines supérieurement émancipées ? Car il ne faut point chercher à s’étourdir sans arrêt : ce sont des victimes en puissance qui sont en tous lieux semés, et dont dans la joie la plus consommée on concourt au succès. — Et plus la victime que l’on aspire à « former » — et il y a là déformation du noble terme, puisqu’il y a altération, puisque évidente est la déformation de la personnalité naissante — est-elle faible et crédule, plus sommes-nous, nous autres les observateurs laissés tout ahuris, dans l’obligation d’assister aux cruels spectacles, à ces phénomènes si habituels et pourtant si bouleversants ; plus devons-nous lutter afin de ne point nous évanouir… de douleur, d’indignation et d’horreur. Ah ! les misérables ! Ô les inconscients ! — qui émettent leur rire ignorant quand nous laissons échapper un pauvre cri, quand nous sentons les feuilles de nos cœurs jaunir en même temps que tous ces printemps périr !… — Ciel ! Un amas de fossoyeurs sur les rêves, les virtualités, les belles et fraîches âmes !… Ciel ! Une fosse commune creusée dans l’avenir !… — La fossoyeuse sur notre jeunesse !
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