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Il est un type très commun d’individus : le type de l’« âme-pêne1 », comme je l’appelle. Le trajet, la « course » de la vie d’un être de ce genre, est des plus restreints ; le nombre de degrés de liberté de ses mécanismes mentaux est excessivement réduit. Chez lui, toutes les « formes » de vie disponibles, toutes les possibilités d’expériences offertes par la nature semblent se fondre et se réduire à l’habituel aspect, à l’allure connue et usée, à la simple et prévisible tournure : celle de la serrure ! Son évolution exprime et, ce faisant, dévoile l’inquiétante réalité des vies contraintes et limitées — l’effroyable vérité des destinées verrouillées.
De par la fonction qu’il exerce, les rôles souvent grotesques et imaginaires qu’il se donne, l’esprit ordinaire, dans sa structure et dans sa fonction — puisque ne dit-on pas que la fonction crée l’organe ? — est binaire : 0, fermeture ; 1, « ouverture »…
Et toujours la grande machine réclame des « déplacements » efficients et continuels — des comportements et des actions conformes. Toujours la « société automatique2 » demande avec insistance des mécanismes fonctionnels et serviles, des jambes et des bras frénétiques, des articulations en effervescence — des agencements, des équipements idoines ! Et partout il est possible de voir s’échapper des sociétés humaines — mais encore faut-il se donner la peine d’ouvrir les yeux et de se boucher le nez… — la fumée de la locomotive du « Progrès » : une fumée d’opium fréquemment, une fumée suffocante, aveuglante. Et que les pièces et les machines aient la froideur du métal, ou bien la chaleur de la chair, qu’importe ! — « Évolution, hasard, mutations et instinct de conservation de la machine ! », s’écrient les moteurs et les cheminées endiablées. — « 0,1,0,1,0,1… », répond sur-le-champ le choeur de robots interchangeables et insensés : tous ces corps mi-chauds, mi-glacés… affreusement tièdes, — tous ces alliages binaires…
Et c’est ainsi que la révolution numérique dans ses égarements les plus lugubres enfante ses constructions métalliques titaniques, que la fantastique araignée capture dans sa toile et avale ces nouveaux esprits formatés, programmés, ces êtres mécaniques, automatiques, — ces entités aliénées, cadenassées… Ces âmes serviles et ces coeurs gelés…
Ressent-on l’insoutenable froideur du temps, de l’ère, — des coeurs ?
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« Pièce massive d’un appareil de fermeture, destinée, par son déplacement, à s’engager dans une gâche pour immobiliser la partie ouvrante. », Larousse, disponible sur
www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pêne/59204?q=pêne#58842.
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Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail ! [livre numérique], 2015 et Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail [livre numérique], 2015.
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