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Me croit-on lorsque je dis que l’on mange en excès, lit trop, écoute et parle bien plus que le nécessaire ? M’entend-on quand j’affirme que les orateurs déversent leurs flots de paroles vaines, leur trop-plein, par de mauvaises « conduites », que les écrivains sont victimes de la grande Nausée et vident leur plume comme le malade vomit son indigestion ? D’où ma stupéfaction lorsque je rencontre à chaque fois l’étonnement.
Car — faut-il encore le dire ? — comment tous ces excès pourraient-ils ne pas produire un immense mal de crâne, une migraine généralisée, — une tempête dans les cerveaux ? Mais — et cela est tellement bien connu de certains ; et ignoré par la multitude ô combien ! — le succès de nos jours est ordinairement le camarade inséparable de l’excès. Dans cette société de la grotesque mise en scène, il faut bien se faire voir ; surtout s’afficher, s’étaler, prôner la montre ; on doit s’agiter dans tous les sens : « On doit toujours être prêt à vampiriser toute l’attention disponible si l’on désire exister », nous dit-on. Parmi nos communautés effrénées, dans ces consciences en effervescence, tourmentées, insensées, les girouettes et les cervelles folles sont les mieux récompensées !
Les flots immondes mugissent et se déversent dans les « égouts des villes », provoquant un haut-le-coeur monstrueux, le grand dégoût des conduits « supérieurs », je veux dire de l’esprit distingué lui-même. Les canalisations mentales sécrètent et libèrent leur puanteur, leur caractère infect, leur vulgarité d’insecte. Les esprits sont en crise : les canaux et les artères principales sont souillés et rouillés, les « vaisseaux » sclérosés, ancrés ; des plaques se forment sur les parois, cependant que la lumière est exilée, et que le noble influx cherche sa « voie », son précieux sillon, à travers l’incroyable fatras…
Et pendant ce temps, l’ombre esquisse son sourire le plus éclatant à la vue du frêle esquif vacillant. Pendant ce temps, l’ultime congestion tapie au fond des eaux grandit, s’épanouit et menace…
Mais — hélas ! ma naïveté ne me permet pas de ne pas m’en rendre compte —, au sein de tous ces déchaînements, au mileu de cette cacophonie, dans ce vaste théâtre où les murs eux même se bouchent les oreilles afin de ne pas subir l’orchestre infernal et les hurlements du public, afin de ne pas essuyer la profonde misère et de ne pas succomber sous les coups des béliers implacables, de ne pas être sapés et périr par les funestes murmures, est-il encore utile de s’évertuer à parler ? À quoi cela rime-t-il ? En effet, au milieu de cette formidable salle dont les voutes se lézardent et ploient sous la pression des vibrations endiablées, s’entend-on encore ? N’est-il pas ridicule même, pour les augustes paroles, de vouloir être perçues ? et ne l’est-il pas davantage de s’attendre à être comprises ?
Dans ces conditions, peut-on désormais raisonnablement se demander si toutes les oreilles trouvent à notre époque leur « voix » intérieure, leurs propres sons — leurs nobles ondes ? Mais qu’importe tout cela ? D’ailleurs, à peine m’entend-on quand on me lit…
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