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La société n’a-t-elle pas besoin d’une cure systémique à la mesure de l’ampleur de ce qui l’intoxique ? J’entends ces éléments délétères de la culture, de l’éducation, ces idées néfastes, ces opinions mauvaises, cette humeur noire : ces préjugés, ces systèmes de pensée défaillants, obsolètes, négatifs — toxiques.
Ne faut-il pas édifier promptement en face de ces montagnes de désordre et de morbidité déferlant dans les veines, des remparts encore plus élevés, des digues protectrices, et à cette fin, se servir de briques robustes — des briques de savoirs, de sagesse, de volonté — et user de « principes actifs » forts et raffinés ? Et ne doit-on pas favoriser la synergie de l’ensemble et lui apporter solidité et cohérence en y incorporant un ciment éthéré, un liant gai ?
Car ce rire sage, ce rire qui s’autorise à l’occasion de doux accès de petites folies, de fou rire, ne constitue-t-il pas l’un des plus grands remèdes de la « médecine » pour les maux de la condition humaine ? Ne fait-il pas vraisemblablement parti des plus nobles, de ceux dont on n’appréhende pas les effets secondaires, dont on n’est jamais rassasié ?
Mais alors, pourquoi ne se décide-t-on pas à rompre l’habitude d’une existence qui ordinairement ne fait pas « la part belle » à l’un de ses constituants essentiels ? Pourquoi ne se désintoxique-t-on pas d’une vie qui néglige un « principe » primordial, d’une vie qui délaisse une substance contribuant pourtant à sa vraie vitalité, à son futur, à sa viabilité ? Comment se fait-il que, de ces soins, de ces bontés, de ces dons prodigués par la nature, que d’un médicament aussi pur, on n’en a cure ? Par quel mystère fait-on si peu de cas d’un tel soutien, d’un ami intime d’une pareille qualité, d’un compagnon de route si généreux et salvateur qui soulève, élève, et nettoie l’âme de sa misère ? En définitive, par quelle folie en est-on arrivé à cette attitude indifférente, à cette manière de vivre qui, par sa posture, méprise l’auguste Rire?
Et n’est-il pas venue l’heure de fonder ces établissements bénéfiques pour les intoxiqués, et de promouvoir les séjours thérapeutiques au cours desquels l’art de rire serait justement estimé, et enseigné ? Dans ces lieux propices à la grandeur et à la joie, on inciterait à sonder les profondeurs du rire, à en faire bon usage, comme on fait une cure de fruits, de vitamines, de lecture, de soleil. Là, dans ce temple de la gaieté, se croiseraient puis se mêleraient les grands accidentés de l’existence et les âmes dans la pleine force de leur santé ; les eaux troublées et les eaux claires, les airs viciés et les airs frais, tous les éléments, toutes les essences, s’uniraient et danseraient ensemble ; et durant cette valse non apprise, pendant cet élan, cette bouffée de spontanéité, au moment où le naturel, où la nature tournant sur elle-même grisée, se laisserait aller à sa plus simple et à sa plus pure expression, la belle humeur — l’humeur riche, l’humeur intense, l’humeur multiforme et multicolore — révélerait son corps délié, son caractère et sa conduite désinhibés et serait transmise par des enchaînements de coups d’« éclat » ! Au sein de cette atmosphère fière et humble, enthousiaste et rassérénée, c’est dans une allégresse des grandes fêtes que l’on causerait de science, de philosophie, de poésie, de voyages, de l’humain et du cosmos, de la joie et des souffrances, de la ravissante vigueur et de l’affliction formidable, de l’espoir et du néant, de toutes ces choses primordiales et du rien, que l’on plaisanterait sur les misères de notre condition, que l’on sentirait à la fois l’ivresse des abysses et celle des cimes, — que l’on laisserait s’échapper des cœurs et des yeux les larmes de tristesse tout en pleurant de rire !… Oui, on pleurerait d’un œil et rirait de l’autre !… On ressentirait l’onde du grand frisson se promener, remonter tout au long de l’échine et déferler sur l’esprit… On interpellerait les minutes, on les saisirait au vol tous ces moments favorables, toutes ces heures fugitives ! — on prendrait du bon temps !
Ainsi donc, l’Humanité ne devrait-elle pas être soumise à une vaste cure de désintoxication ?
Et ne devrait-on pas ériger sans tarder un temple au Rire tutélaire ?…
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