Photo © iStockphoto.com / dinadesign
La diversité des modes d’existence, emportée par les courants du conformisme, s’engloutit toujours plus sous cette vaste étendue de monotonie. Pourtant, — est-il encore permis d’en douter ? — la vie nécessite de la multiplicité, de la différence : elle est « variété illimitée1 », du fond et de la forme. L’humain semble mû dès le plus jeune âge par une curieuse soif : la soif de la « substance »… J’entends cette solution huileuse, cette « potion » commune et problématique, trouble, boueuse, ordinairement amère. Au sein de cette substance un contour obscur et flou, une ombre ténébreuse prend naissance : la puissante Dilution ; la dilution en puissance. Ce qui est requis ? — Une fontaine différente, une eau plus claire et un besoin nouveau, une soif autre ! Un désir passionné qui serait tourné non plus vers l’extérieur, mais vers ses propriétés, ses sources propres, ses affluents intimes, en somme, une soif de « distinction », d’unicité, d’originalité. Et cela implique une « réorientation » des racines, un « réenracinement » des individus. Voyez ces cellules souches qui se spécialisent et contribuent d’une manière essentielle au développement et au maintien des organismes. Les individus sont quant à eux singuliers dès l’origine et paraissent poussés très tôt par une forte envie, un désir vif, un besoin inextinguible de ressemblance, de conformisme. Ces phénomènes, mettant en jeu, d’une part, des cellules et, d’autre part, des organismes, des humains, illustrent des réalités qui se croisent, je veux dire ce double mouvement de l’« indifférencié » à l’unicité et de l’unicité à l’indifférencié. Et il ne faut pas se laisser abuser par l’apparente « diversification » des grandes cellules humaines à travers les divers « tissus » sociétaux, dans les multiples rouages de la machine : l’individuation, cette « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie2 », ce « fait d’exister en tant qu’individu », n’est que superficielle — elle a peu de chose à voir, et de moins en moins, avec ce qui fait la valeur de cet être, avec ses fondements propres et ses authentiques aspirations. Ce paysage humain ne devient qu’une diversité de façade, une diversité qui ne correspond pas à une réalité biologique, à une évolution « physiologique ». En vérité, il s’agit d’une typologie hiérarchique, d’un étiquetage en règle avec ces noms, ces signes, ces statuts et ces fonctions artificiels. Cellule ou humain, dans les deux cas pourtant le « but » est au départ le même : c’est la « grande utilité » qui est visée. Ce qui est utile, l’objectif, c’est la bonne intégration au « grand corps » biologique ou sociétal ; ce qui est utile, c’est de satisfaire à l’instinct qui recherche la fonction, la survie, l’« évolution » viable et durable, la vie. Mais pour ce qui a trait à l’homme, les moyens ne sont plus adaptés, les mécanismes ont sombré dans l’obsolescence : ils sont devenus au sortir de la jungle caducs, rouillés, corrodés, chez ce puissant animal moderne et archaïque, chez ce grand singe dont les « besoins » actuels, dûs essentiellement à son « progrès » et à son impact sur l’environnement, sont sans commune mesure avec ceux du passé, chez cet humain perdu dans l’Anthropocène. Pour le dire en bref, il est des incorporations, des intégrations diluantes, dissolvantes, qui désintègrent même les germes, les graines, les « cellules humaines » les plus prometteurs et, par voie de conséquence, qui sont foncièrement nocives pour l’organisme social, pour cette société cellulaire déjà bien souffreteuse, — ce jeune arbre de l’avenir frappé de stupeur, de sénescence accélérée. Ce qui est nécessaire ? — Davantage d’agents diversifiant ! Pour une « culture », des terres, des peuples, des consciences profondément variés. En définitive, à la place de cette « agriculture » intensive qui dénature, qui stérilise, une mise en culture différente… beaucoup plus… bigarrée, — beaucoup plus « humaine » !…
Petite cellule humaine, toi qui t’adonnes aux compromis perpétuels, toi qui négliges et par là méprises ce qui par nature est intransigeant, impérieux — tes valeurs, tes propriétés primordiales, pures : ta propre nature. Toi qui fonces tête baissée vers ces eaux rapides et obscures, vers cette mer qui avale. Attirée par les apparences trompeuses, par les promesses, par les « vagues » mirages. Poussée par ton environnement, lequel est si « proche » et si éloigné ô combien !… si prévenant et solidaire ! — Poussée par ce conformisme hostile qui t’entoure, te comprime, t’éjecte ! — Tu deviens éclaboussure ! onde bien ordinaire, huile conforme, cellule spécifiée : l’individu idoine pour la machine ! Eh bien, prolifère maintenant ! et sois satisfaite… car tu es utile… Utile à l’immense prolétarisation qui étend sa grande nappe opaque sur l’esprit… utile à la sombre, à la lugubre dilution, à la liquéfaction formidable, — à la prodigieuse liquidation de notre époque !…
-
« Toute littérature est variété illimitée », écrivait Valéry (Valéry, Regards sur monde act., 1931, p. 277), Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur
-
Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur www.cnrtl.fr/definition/individuation.
Laisser un commentaire