Lorsque l’individu éprouve le grave de l’existence, toutes ces choses qui possèdent une véritable masse, qui ne se laissent approcher que dans la barque de l’intensité, on entend, sur-le-champ, les bouches environnantes commenter ses excès, ses égarements, sa « maladie ». C’est qu’elles se font une idée bien précise de la nature de la santé et de l’infirmité ces langue déliées ! Mais se figure-t-on un monde sans éléments « négatifs », ignorant les phénomènes, l’état morbide ? Se représente-t-on le perfectionnement des sociétés et l’amendement de chaque individu, en l’absence de tout ennui, de toute alarme ? Cette obsession de ce qui est considéré comme un objet sain, cela même qui, le plus souvent, se trouve être précisément ce qui peut et doit justement être rangé dans la catégorie du nuisible, du malsain, du délétère, n’est-elle pas très symptomatique d’une ignorance profonde à l’égard des mécanismes évolutifs conduisant au favorable et au viable ? Et quoi ! vous pensez savoir vider la Terre et les consciences de ces représentations qui ne sont à vos yeux que nuances sombres, tons horribles, colorations à abhorrer, à repousser — à exiler ! Vous vous imaginez ainsi un tableau plus vrai, plus beau, plus gai ? On n’envisage ordinairement que la destruction, là où la tolérance et le contrôle sont essentiels, n’aperçoit que le noir, le mal, les maux, quand il s’agit de contrastes, de textures, de reliefs — d’images et de paysages variés, hétéroclites, entremêlés ; — en ces complications, en ces imbrications le jugement s’emmêle les pinceaux, l’évaluation, et par suite la caractérisation, voient trouble ; sur l’étiquette des choses, en la dénomination, l’esprit bafouille, mélange tout, et se trompe de mot. La voix étant insuffisante, il faut se résoudre à l’écrire : les souffrances, les pensées obscures, les affections de l’âme sont des entités à la fois destructrices et salvatrices — des pharmaka. A-t-on oublié que, dans la coupe d’Hygie répandue dans de nombreux pays, coule aussi le venin du serpent ? Accordera-t-on la plus grande attention à ces paroles qui, se noyant dans l’amnésie collective, affirment en s’écriant que l’enjeu n’est pas, l’éradication, mais l’écoute, la compréhension, la maîtrise : le dépassement de soi, la complexification, l’intégration — la transformation… l’évolution ? Fréquemment, les pires ennemis sont également, par les troubles, par les incitations, par les développements qu’ils imposent à l’esprit et au corps — les plus formidables bienfaiteurs ; pourtant, cela, tout aussi souvent, n’est pas pris en considération. Car oui, ce sont eux qui encouragent la créativité, eux qui forgent le caractère, eux qui déploient la personnalité ; l’instabilité, l’agitation, l’écume, le vertige, la nausée même, en déformant l’être, en le faisant prendre des configurations inattendues, atypiques, particulières, s’opposent violemment à la platitude, à l’immobilisme, au conformisme : en rendant les expériences singulières possibles, ils enrichissent les esprits, nourrissent l’âme — forment l’être. Néanmoins on croit saisir l’essence de la santé, et on la place, si aisément et si promptement, aux antipodes de la maladie. Comme pour d’innombrables affaires, en cette conception erronée de la santé on s’interdit de grandir, d’évoluer : on privilégie d’autres voies — on croit trop donc, ou plutôt, — on ne croît pas suffisamment…
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