Les terres de la liberté d’expression voient arriver en masse les tribunaux et leurs juges, et pendant ce temps dans les galeries souterraines courent l’autocensure ; au milieu de cette chaleur suffocante, le mirage de la libre parole réapparaît. Certaines oreilles ne savent entendre et, malheureusement, tolérer, certaines vérités ainsi que leurs auteurs : les âmes dérangeantes, les déviants. Il n’y a qu’à observer : partout, des autorités de toutes natures, l’opinion publique, le politiquement correct, le conformisme, en somme, partout — Anastasie1 tenant ses grands ciseaux. Prison, mort en cas d’insulte, de divergence, d’« écart insupportable »… Lorsque des paroles « méritent » de tels châtiments, et même lorsque les peines sont moindres, ce que les grosses voix prononcent est simplement ceci : « Ne parlez plus, ne chuchotez plus ! Dans vos têtes, les murmures aussi doivent se soumettre, votre pensée doit se taire ! » La force des idées est si considérable que dès qu’elles sont critiquées, on croit y distinguer une offense à des personnes : ce ne sont plus des représentations mentales qui sont considérées, mais de nouveaux êtres, des personnes naissant après une curieuse métamorphose. Dans ce contexte, il est ô combien raisonnable de se poser la question de savoir si les lois sont faites pour assurer l’intégrité des individus, ou bien pour servir de bouclier et, fréquemment, de glaive aux conceptions diverses, c’est-à-dire si on les construit en vue de défendre l’homme, ou l’idée ? Au nom de la dignité, de la paix publique, de la lutte contre la haine, de la société démocratique, on massacre cela même qui contribue à l’humanité et à la salubrité. On détruit l’esprit de la démocratie en voulant la protéger ! A-t-on conscience qu’en définitive, ce qui est concerné, c’est la liberté de conscience, la liberté de penser ? « S’il serait fou de croire que la liberté d’expression peut être totale, il n’est pas moins insensé de penser que la judiciarisation à la fois pressante et erratique de la parole qui est en cours n’implique pas une police du langage d’un tout nouveau genre2 […] », écrit Anastasia Colosimo. — Au-dessus des magnifiques champs l’épandage se poursuit, infatigable ; les substances liberticides, en tonnes, en pluies torrentielles s’abattent jour et nuit. Les pousses libres, aspergées, inondées, assommées, chancellent comme une sublime femme ivre, et se débattent dans la misère. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que les eaux noires du mutisme ramollissent intégralement les corps et les âmes. À moins que l’on n’assiste à la naissance de grands législateurs. À moins que l’on ne prenne encore le temps malgré l’urgence de réfléchir profondément sur l’esprit des lois.
-
Nom donné à la censure.
-
Anastasia Colosimo, Les bûchers de la liberté [e-book] (Éditions Stock, 2016), empl. 2626-2634.
Photo © iStockphoto.com / EduardGurevich
Laisser un commentaire