1
La carrière. — Les beaux costumes, les corsets se meuvent en tous sens, et cependant l’existence, prisonnière des tissus étriqués, est comprimée : on l’enserre, on l’accable, on l’étouffe. Ils ne l’ont pas comprise, ces êtres qui n’ont pas su l’accompagner, la chérir, ces consciences qui ne se sont pas débarrasser à temps des idées préconçues, ces corps « né[s] pour faire une carrière et non pas une vie » (G. Bernanos). Et maintenant, parvenus à son terme, ce sont les maux, les ressentiments, le manque qui les assiègent.
2
La condition. — Ton but, la tâche, ta tâche, celle que tu te dois de remplir, n’appartient à l’ensemble des objets pouvant être choisis. Non, elle te tombe dessus, comme la lumière descend brusquement du ciel par une nuit d’orage, et saisit l’arbre dans un moment inouï de vérité. Elle t’est imposée. C’est seulement par elle, et en elle, que ton âme se dévoile et grandit. Elle est la condition de ta croissance, de ton développement — son accomplissement est ton déploiement.
3
Les enveloppes. — Les esprits marchent pour la plupart sous leur grosse et dure enveloppe. Lui, songe à des créatures sans paupières, sans peau, sans cheveux, le crâne ouvert, regardant la voûte étoilée se mêlant véritablement au monde, s’écoulant en lui et recevant celui-ci. Il voit, entre les hommes et, entre l’homme et la nature, des murs, des barrières, des frontières s’effritant puis s’effondrant, une pensée s’ouvrant, des cœurs se libérant, des consciences enlaçant matière et rayonnement, êtres et choses, — éprouvant les phénomènes. Il ressent l’expérience qu’il serait possible de partager, s’il n’y avait les entraves, les préjugés, les idées fausses : il sent l’intensité, la vie, sans la distance, au plus près, là, à peine à côté… ici, chez lui.
4
Le misanthrope. — « Mais quelle espèce de misanthrope êtes-vous donc, monsieur ! » — Ce n’est pourtant pas que j’abhorre les hommes : c’est que, voyez-vous, ils sont… si rares !
5
Degrés dans l’erreur. — A : Te rends-tu compte à quel point tu te trompes ? — B : Je crois que c’est bien davantage toi, qui ne réalises, — combien tu as raison !
6
Indigestion mentale. — Certains esprits, pourtant de qualité, sont tels ces albatros de l’île Midway : ils avalent toutes sortes de choses, les prenant pour leur nourriture naturelle… Et meurent, faute de pouvoir les évacuer.
7
La merde. — Michel Rocard, évoquant le domaine de la politique, lance ces paroles : « Il ne peut pas émerger de véritables talents. Pour surnager, il ne faut s’occuper que de tactique. Il ne faut s’occuper que de l’accessoire, la merde, et non pas acquérir des savoirs nouveaux et s’occuper du long terme1. » En effet, l’observation rigoureuse ne permet pas la contradiction ; et, ajoutons ceci : est-ce si différent, lorsque l’on considère les autres champs de la connaissance, les autres « affaires » humaines ?…
8
Dans les profondeurs sous-marines. — Où sont les explorateurs hardis, ceux dont la tête se nourrit de l’ivresse des profondeurs, ose avaler l’obscurité des grands fonds, ces créatures des ténèbres glissant dans les abîmes retirés, lointains, perdus, et qui, de temps à autre, pratiquent la « migration verticale2 » vers les habitants de la terre, pour se désaltérer à leur simple présence ? Les espaces nuageux, vagues, ces immensités d’eau, abritent des natures que l’on n’a jamais vues, innombrables, riches, lumineuses ! Certains individus, simplement agacés par leurs congénères se préparent à plonger. Mais qu’ils prennent garde ! ces potentiels argonautes de l’être, et s’assurent : que leur force soit à la hauteur, que leur submersible soit adapté au poids qui se rapproche en bramant, à cette informe masse liquide qui n’aspire qu’à les réduire, les détruire, les perdre, à cette augmentation graduelle et menaçante de la pression psychique ! Au cours de leur descente, des bancs d’âmes, apercevant des ombres au loin, « des horribles poissons », selon leurs mots, tombent sur le terrible effroi, lequel rend ces mystérieux « animaux » encore davantage monstrueux ! Et les voilà, déjà, qui courent en sens inverse ! fuyant les sombres régions ! sombrant à l’envers ! — On pense, habituellement, que les fonds marins sont inhabitables, par trop hostiles pour le commun des mortels. La vie, cependant, la vraie, ne semble pouvoir nager que dans les eaux insondables, à l’abri de la lumière artificielle, des bruits incessants, de l’agitation stérile du dehors. Il est, en définitive, dans l’océan de la conscience, deux sortes d’océanographes : ceux qui s’intéressent à la « vie » au plus proche de la surface ; et ceux qui s’intéressent à celle du tréfonds…
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Michel Rocard, « Le vrai leadership, c’est fini », Le 1, mercredi 06 juillet 2016.
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Richard Hamblyn (historien anglais de l’environnement), « La première ivresse des profondeurs », Books, juillet-août 2016. Article paru dans la London Review of Books le 3 novembre 2005 et traduit par Philippe Babo.
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