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Le sel de la vie
Qu’y a-t-il de plus précieux, que l’esprit et la liberté d’en jouir ?
Que cela nécessite-t-il ? — Le temps et la possibilité de le faire.
Qu’est-ce qui est requis ? — La concentration, l’attention soutenue : une énergie psychique canalisée, orientée vers un but valable, et le soin méticuleux, la grande application à l’égard de l’indifférence, la grande négligence envers les trivialités du monde, ces parasites qui détruisent les instants disponibles, comptés, rares.
Mais de nos jours, on gaspille tout : l’élément essentiel, vital, celui qui confère à l’existence sa saveur, sa valeur, le sel de la vie même dans la vase — se dissout… Il y a crise, et une crise grave, généralisée — une « crise de l’esprit1 », pour emprunter les mots à Paul Valéry.
Répétons-le encore : « Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est gaspilleuse ; elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux : l’esprit2 »…
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Calices et altitude
De quel remède dispose l’individu face aux gesticulations menaçantes du grand Dégout du monde ? — De l’art. Car lui seul est en mesure de soutenir les battements du cœur, de l’exhorter, le rassurer, l’exalter — de les maintenir. Il est cette main fort secourable, cet ami souvent affectueux et sûr qui accompagne et rassure les enfants sur les routes ; il est cet Oeil fier, éloignant la misère, qui en battant des ailes les élève au-dessus d’eux-mêmes, de leur condition et des hommes. — Là-haut, il leur procure, aux bambins volontaires, la force, la légèreté et la latitude nécessaires pour déverser sur les petites sphères ainsi que sur leur propre tête les foudres, les larmes, les pluies acides, le désespoir, mais aussi le calme, la douceur, le bonheur : les nuées ardentes et la brise parfumée, les furieuses tempêtes et le tiède zéphyr. Car c’est bien cela que la voie artistique offre à l’humain : la distance nécessaire pour se supporter, et l’opportunité d’éprouver l’intensité, celle de la peine et de la gaieté. — Là-haut, les lourdes chaînes se brisent et les volontés se bronzent ; des cœurs pleurent, rient, se révoltent, s’expriment ; les âmes, devenues moins pesantes, y retrouvent des degrés de liberté oubliés ; fureur et folie y sont même permis ; dans les tourbillons de l’altitude, les phénomènes se mêlent, les âges ne sont plus qu’illusion, la naïveté et la connaissance, le puéril et la maturité, le volatil et le grave, l’enfant et le vieil homme, le vertueux et l’immoral, l’innocent et le coupable, le criminel et le saint, le fou et le sage se prennent la main : au sein de ce chaos primitif, au sein de la soupe primordiale, tout y redevient possible, tout… Mais tout ceci vous est déjà connu, à vous autres artistes du globe, qui savez exprimer votre « ultime reconnaissance envers l’art3 » ; à vous qui « ouvrez l’Oeil » et qui êtes capables de discerner le calice d’amertume, la basse coupe de l’agonie d’avec celui tout autrement altier de l’art ; — à vous qui, en ce dernier, osez y boire !
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Cf. Paul Valéry, Variété I et II (coll. Folio/Essais, Éditions Gallimard, 1924, pour Variété I).
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Friedrich Nietzsche, Aurore (Paris, GF-Flammarion, 2012), 160.
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Id., Le Gai Savoir (nouv. éd. rev. et augm., Paris, GF-Flammarion, 2007), 158-159.
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