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Esprit et Liberté

Un espace et un temps pour les esprits libres

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Archives pour juin 2016

Une brève histoire des chasseurs-cueilleurs

Une brève histoire des chasseurs-cueilleurs

30 juin 2016 par Vincent PAYET

1

La fugue. — Ce que les corps s’attachent à faire ordinairement ? Creuser un trou au fond d’une grotte, et, dans l’irréel, au sein du vide, de l’égarement, de l’absence, — y vivre, intensément. Ils ont pris l’habitude de s’enfoncer dans l’oubli, de renforcer, toujours davantage, devant l’existence, la fugue.

 

2

Une brève histoire des chasseurs-cueilleurs. — Certainement, les cueilleurs, les chasseurs peuplent encore les terres. A-t-on jamais cessé de rechercher le bonheur ? Parmi les êtres — et le phénomène est affreusement manifeste à notre époque —, on distingue d’une part ceux qui s’inscrivent dans la quête perpétuelle des fines fleurs, des rares fruits, qui se mettent sur les traces des tigres des jungles les plus reculées, d’autre part ceux qui s’éblouissent, se délectent de tout ce que les grandes mains posent délicatement dans leur bouche grossière. Si ces derniers souhaitent avoir le goût facile, au moins pourraient-ils poursuivre leurs déplacements, selon la mobilité du gibier ; mais ils leur préfèrent l’effort minimal, la belle facilité, la « restauration rapide », — les individus sédentaires ! — Certains ne peuvent supporter l’idée même du commun, de l’identique, du vulgaire ; pour d’autres, elle constitue cela même qui, à leurs yeux, opaques, dispose de tous les attributs, de tous les charmes des mets de choix : elle représente leur principale source de joie. Et pendant ce temps, la source séduit, attire, emporte, graduellement, vers la grande duperie, l’engourdissement, la léthargie.

 

3

Devenir qui on est. — Apprends à regarder, et ensuite, étale toi nu devant tes yeux lavés ! Mais ce beau tableau, cette belle nature, spontanée, authentique, visible, réelle, peut-elle être faite de chairs et de sang d’hommes ? Je veux dire, l’exigence en matière de probité humaine n’est-elle pas posée sur un degré par trop élevé ? En effet, on a beau exhorter la mortelle créature à découvrir sa propre identité, à ne plus vivre voilée, à ne plus se cacher tel un oiseau qui, ayant peur des grands espaces va de nouveau en sa cage, elle persiste à se couvrir d’une multitude de vêtements, elle enroule son âme à sa lâcheté, elle s’étouffe sous les accablantes couches. — Ah ! libère donc tes propres ailes, découvre toi toi-même ! Et plonge, vole ! Sur ces connaissances nouvelles, vers des hauteurs et des profondeurs inattendues, émergentes, va à ta rencontre, fais connaissance avec l’étranger ! Oui, camarade ! avance ; car tu n’es pas de ceux qui se contentent de l’apparence. Manoeuvre avec des êtres semblables à toi-même !… Mais rejoins-nous donc… ! Sache que « nous, nous voulons devenir ceux que nous sommes […] ceux qui se créent eux-mêmes1 ! »…

 

4

Les pires amis. — L’amitié la plus méprisable est celle qui, habitée par la crainte, avance sur la pointe des pieds. C’est qu’elle ne désire surtout pas réveiller les dragons endormis, la petite, — la grande peureuse ! — Les pires amis sont ces individus, qui se rencontrant régulièrement ne se livrent qu’à des discussions à fleurets mouchetés. Ces deux âmes ignorent que les nobles alliages ne se forment que dans le feu, et la guerre — que la cruauté doit fondre dans la bonté… la dureté dans la tendresse.

 

  1. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (nouv. éd. rev. et augm., Paris, GF-Flammarion, 2007), 272.

     

 

Photo © iStockphoto.com / bridge99

 

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Immersion ou la vie dans les grands fonds

Immersion ou la vie dans les grands fonds

29 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Les ondes. — La Terre poursuit sa course paisible autour de l’astre lumineux, les autres hommes continuent à rire, à hurler, à pleurer, mais ce qui compte, aujourd’hui, à nos yeux, a lieu à l’intérieur de nous-mêmes : les réactions qui se produisent en notre propre cœur, la lumière émanant du tréfonds de notre propre corps, l’énergie gisant dans le silence de l’être. L’heure est venue de sonder son âme, d’y plonger, d’écouter les ondes. De se préparer à accueillir la souffrance, la joie, l’aléa, — sans se perdre.

 

2

La fleur se meurt. — Voyez ces êtres, ne faisant, à l’écart du jardin, que traîner, dans l’obscurité, le flou, le vague. Et pendant ce temps la fleur croît, appelle, espère. Las ! les oreilles folles n’entendent déjà plus, elles qui sont à la fois si proches et si loin, elles qui n’ont d’yeux que pour d’autres paroles. Les consciences éperdues, courant dehors la vie, ont cru voir ailleurs de plus verts pâturages et entendre des voix plus claires ; et c’est, non pas la lumière qui les accueille désormais, mais dans le noir qu’ils ruminent pour jamais ! Mais qu’importe tout cela ? Dans l’esprit du troupeau égaré, qu’elle importance revêt la vérité vraie, la vie réelle maintenant ? Ainsi, à la question : « Aperçoivent-ils même la sève qui s’enfuit, la fleur qui se meurt, la vie désespérée qui s’échappe ? », il nous est possible de répondre. — On peut fortement en douter — et croire ce doute, sur parole !

 

3

Immersion ou la vie dans les grands fonds. — Auras-tu assez de force pour explorer les recoins de ton âme, ces endroits éloignés de la terre, de la surface, de ta conscience, ces lieux où vivent tes peurs, tes désirs, tes aspirations les plus hautes, où, sans le savoir, tu as caché tes trésors inestimables, tes pensées de valeur, tes facettes originales, ta belle essence, ta palette aux innombrables couleurs ? Abriteras-tu assez d’hardiesse pour naviguer dans cet étrange monde des abysses ? Ici, les rayons des sociétés ne sauraient y descendre, et les entités luminescentes ne sont visibles qu’à tes yeux. Dans le fond des choses, en pleine nature, au cœur de la limite inférieure des océans, le navigateur solitaire, à distance des côtes, respire pour la première fois ; un air inédit, riche, pur. Le phénomène est singulier, mais ne surprend presque plus, car, cela est connu : ses poumons n’ont vécu que pour ce jour — pour éprouver les plus grandes profondeurs, pour savourer les joies les plus étonnantes… pour goûter l’immersion ! Organismes benthiques ! oserez-vous « descendre dans ces régions sous-marines, où gisent les passions vaincues, les monstres informes, les souvenirs mal éteints1 » ? Oserez-vous visiter tout le relief sous-marin, vous enfoncez dans la forêt mystérieuse, accepter la gracieuse invitation ? Oserez-vous vous laissez avaler par la douce pente, par les flots intimes, au sein des secrets enfouis ? Il est des espèces qui, afin de poursuivre leur route, ne disposent d’autres voies. La nature leur a imposé ses conditions et, soumis à ses lois, elles n’ont d’autre choix que de partir pour les grands fonds. C’est heureux, car, tandis que les spectateurs — la foule curieuse, effrayée par la scène — les voient s’engager dans l’onde terrifiante, c’est animées d’un enthousiasme insoupçonné, que les âmes hardies, les remarquables exploratrices, se jettent dans l’avenir, dans leur substance, dans leur élément.

 

  1. François Mauriac, Journal [e-book] (Editions Bernard Grasset, 1940), empl. 307.

     

Photo © iStockphoto.com / MC_Noppadol


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Attentio

Attentio

28 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Lois incompréhensibles. — La chose la plus incompréhensible de l’univers, c’est qu’il ait pu enfanter et faire grandir une si grande complexité : la stupidité humaine.

 

2

Évolution contrôlée. — Cette conscience souhaite s’enrichir, se corriger, évoluer heureusement ? Qu’elle se libère de la pensée normative, des diktats des gènes, et qu’elle apprenne à contrôler les éléments sur sa scène, sa réalité propre. Le changement la terrifie ? Qu’il lui suffise de modifier sa représentation même du danger, son interprétation, la signification — de transformer « le » réel.

 

3

Attentio1. — L’application de l’esprit à son propre contenu, la concentration de l’activité mentale sur tout ce qui se passe en elle-même, sur l’ensemble des objets qui s’y meuvent, en somme, l’attention dont use toute personne afin de se créer un modèle du monde où elle est en mesure de résider et de se déplacer, ne constitue-t-elle pas ce sur quoi précisément l’on doit se focaliser ? Cette aptitude qui permet de déterminer les phénomènes qui se déploient et ceux qui sont arrêtés, les événements qui ont lieu et ceux qui sont exilés, ne mérite-t-elle pas une plus ample considération, une plus respectueuse attention ? « … il semble bien que ceux qui se donnent la peine d’acquérir la maîtrise de ce qui se déroule dans leur conscience vivent plus heureux2 », écrit Csikszentmihalyi. — Pourtant, à regarder de plus près la façon de se comporter des individus, peut-être, se dit-on, qu’une vie de meilleure qualité ne constitue pas une affaire de la plus haute importance ! « Tant de paroles se bousculent au seuil de ma perception et cognent sur la porte ; l’heure n’est plus à l’attente, trop d’actions me réclament instamment ! » entend-on. — Les pas courent, mais, pour aller où, et, de quelle manière ?

 

4

Aristokrateia. — L’estomac des peuples pourrait, probablement, tolérer encore la présence d’une aristocratie du savoir, de la raison, de l’intelligence collective ; mais cette oligarchie, cette ploutocratie vile et destructrice, l’aristocratie de la finance et du pouvoir, le gouvernement, non pas des « meilleurs3 », mais des plus médiocres : l’aristocratie de la bassesse ?! Cela ne serait normalement pas humain à moins que la nourriture privilégiée de la créature ne soit justement — la nausée elle-même !

 

  1. « Action de tendre son esprit vers » (Ac. 1992).

  2. Mihalyi Csikszentmihalyi, Vivre (Pocket Évolution, Éditions Robert Laffont, 2004, 1990), 49-50.

  3. Aristocratie, « terme dérivé de mots grecs signifiant excellent et être fort : domination des meilleurs, des plus considérables » (Littré).

     

Photo © iStockphoto.com / atthameeni

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Ultimi Barbarorum

Ultimi Barbarorum

27 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Pénétration. — Tant que chaque esprit ne sera pas vigilant dans tout ce qui entre et sort sans arrêt en lui, il continuera à essuyer cette pénétration furtive d’idées étrangères et toxiques. Certes, « il y aura toujours d’un pays à l’autre des mouvements de population » (Durkheim), mais, si, quant aux humains, les barrières ne sont acceptables, quand il s’agit de pensées, le traitement ne peut être autrement que sévère. — Voit-on comme le cerveau de notre époque subit des infiltrations sournoises et délétères, et comme l’humain trouverait avantage à bâtir des frontières psychiques sensiblement plus hermétiques : à préserver, dans son refuge, ce qui lui reste de bon, de grand, de beau ? — Un abri point trop étanche tout de même : il est des vérités dont il faudrait bien se pénétrer…

 

2

Ultimi Barbarorum. — À la vue de toutes ces horreurs perpétrées par les individus à l’égard des différentes formes de vie, de ses semblables, d’eux mêmes enfin, face à la violence et à la haine des évènements actuels, n’est-il pas légitime d’être constamment saisi, nous aussi, par cette idée qui pousse à placarder sur tous les murs cette affiche qui accueillerait la pensée de Spinoza : Ultimi Barbarorum1 ? N’est-il pas conforme à la raison d’imposer à l’oeil de l’Homme la vision écarlate de l’ampleur de la catastrophe, de la gravité de ses actes, de tenter de faire pleurer le cœur des êtres devant la nature de ses productions, et de souhaiter ardemment que chacun, à sa manière, en ces heures noires qui choquent et dégoûtent en révélant les régions les plus obscures des âmes, puisse continuer, encore et encore, à trouver le courage et la force de s’indigner contre — cet irrespect indicible de l’humain, ce mépris pour les choses sacrées de la vie ?

 

3

En phase. — A : Comme tu es logé fort à l’étroit, à l’intérieur de ta petite retraite ! Ne t’y cognes-tu pas douloureusement, à toutes ces pensées confinées dans leur cellule, à ces poutres froides, esseulées, — dans ton petit collisionneur à l’écart des hommes ? — B : Certains esprits, parmi leur solitude, parcourent les mers, les forêts, les hauteurs, des espaces incomparablement plus vastes, sont notablement plus libres et entourés que cette gent moutonnière qui gesticule en allant à de vils rendez-vous dans les rues des géantes villes. C’est en elles-mêmes, que les âmes solitaires fréquentent leurs fidèles et intimes amis, en elles, qu’elles sont proches du monde à ne pouvoir l’être davantage : en ces lieux secrets, que tous deux se rencontrent, se promènent, — et vibrent à l’unisson.

 

  1. « “Aux derniers des barbares” tel était le titre d’une affiche que Spinoza a voulu placarder sur les murs de La Haye après le lynchage par la foule des frères De Witt. » Éric Delassus.

     

Photo © iStockphoto.com / jessicahyde

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Pour le bien

Pour le bien

26 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Affrontement des eaux. — Un état mental néfaste approche, enfonce ta porte, te submerge ? — Oppose un flux sublime à son impétuosité, des eaux héroïques qui, pour ce qui a trait à la puissance, à la sagesse, au bénéfique, lui sont supérieures. Doté d’une volonté et d’une raison saines et favorables, efforce-toi de toujours posséder l’art de la guerre, de remporter, face aux affects par trop destructeurs et persistants, sinon toutes les batailles qui défilent, au moins les grandes victoires successives. Comme pour toutes les choses salutaires, l’esprit gai et sain ne tombe pas du ciel pour te venir en aide : le secours s’acquiert à force d’efforts, de luttes, d’engagements — la belle santé se conquiert.

 

2

Colonnes libres. — « Que ta pensée soit libre, et que les formes d’expression qui te sont le plus naturelles l’accompagnent. Et sache que quiconque s’attaque à ces dernières s’en prend également à tes fondements, à tes piliers : là où, autour de ton domaine, même une seule force extérieure rode, guette, règne en despote, il y a menace, alarme, péril, — en ta demeure. » — Que l’on méprise à un si haut degré les règles élémentaires de la construction, que l’on tolère l’ombre, la créature, l’infiltration de la fissure, tout cela ne constitue-t-il pas un phénomène des plus surprenants ?

 

3

Pour le bien. — Certains thérapeutes produisent des idées étonnantes. Lorsque, à l’intérieur des cerveaux malades, les graines de la discorde, de la violence, de la cruauté ayant été plantées l’abondante végétation ne rêve plus que de s’exprimer, ces soignants élèvent la voix et défendent la pertinence des traitements radicaux. « Ces êtres, ces maux, le mal doit être supprimé ! », qu’ils disent. Leurs interventions seraient bien providentielles, s’ils ne se trompaient sur un point, s’ils ne se mettaient à confondre les manifestations : l’affreuse cuscute avec la belle plante, les champignons et les bactéries avec le fruit, l’effroyable virus avec l’organisme innocent, le cancer avec la substance viable, la pauvre victime avec l’assaillant sans scrupule. Prenant le bien pour le mal, ces belles et grandes âmes s’obstinent à vouloir agir, guérir, assainir… — à vouloir oeuvrer pour le bien !

 

Photo © iStockphoto.com / GeorgeRudy

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Marcher avec Newton, ou bien avec Feynman

Marcher avec Newton, ou bien avec Feynman

25 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Jugements d’ignorants. — Ils t’observent, et croient généralement savoir où tu te diriges. Armés de leur grande connaissance des choses, ils s’amusent à calculer de manière précise ton point d’impact. Que se passe-t-il ? Ils sont aveugles et à ta nature et à l’incertitude qui est reine à ton échelle. Ils voient une flèche commune, là où évolue une particule atypique ! Ils se servent de la physique newtonienne pour décrire un phénomène quantique. — Ils se trompent de physique !

 

2

Marcher avec Newton, ou bien avec Feynman. — « Pour me rendre, fièrement, jusques à la nuit éternelle, pour que le fleuve puisse se diriger, sans faiblir, vers la mer noire, la trajectoire de mon existence ne tremble pas, elle est rectiligne. » — Quant à moi, j’expérimente toutes les trajectoires possibles, et en même temps ! — Mais comment réalises-tu cela : le nombre de sentiers n’est-il pas infini ? — Comment ? Ne sais-tu pas combien ma conscience est rapide et à quel point elle est vaste ?

 

3

Additionner les chemins. — Tu visualises l’objectif à atteindre. Ta détermination est grande, tu t’élances. Mais en cours de route, petit à petit, tu oublies le lieu où tu souhaitais te rendre. Et lorsque, t’arrêtant un instant, et considérant tout ce qui a été accompli depuis ton départ, tu réalises soudain la situation, que tu es encore si proche de l’origine et si loin de la cible, tu t’étonnes de la fort courte distance parcourue ! L’explication est pourtant simple. Bien loin que tes pieds aient emprunté la ligne droite, ils se sont éparpillés : ton attention s’est dispersée, ta concentration envolée. Une action orientée vers le haut, une autre vers le bas, encore une vers la droite, et la dernière vers la gauche, — et te voilà bien avancé ! — Ô petite volonté troublée ! si tes pas pointent dans des directions continûment changeantes, dois-tu t’étonner que la probabilité du « surplace », voire du recul « progresse » vers un, qu’apparaisse devant tes yeux, à un moment ou à un autre, — la modeste résultante ?

 

4

L’estomac satisfait. — Qu’est-ce donc qui nous importe quand nous parlons d’une vie bien remplie ? — La découverte, l’enthousiasme : l’art.

 

Photo © iStockphoto.com / draco-zlat

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Écroulement, ruines et reconstruction

Écroulement, ruines et reconstruction

24 juin 2016 par Vincent PAYET

1

Écroulement, ruines et reconstruction. — Au départ, une agitation interne est présente, un déséquilibre, un trouble, un besoin, négligeables d’abord, puis immenses : une formidable soif qui ne se supporte plus elle-même. L’individu oscillant dangereusement tente de retrouver la stabilité ; à cette fin, il utilise des piliers mentaux nouveaux, et ce, quelle que soit leur composition, leur teneur en vérité. Peu à peu l’édifice de sa personnalité voit apparaître ici et là de grosses colonnes inédites, dont les dimensions croissent, et qui sont, avec le temps, de plus en plus défectueuses, fragiles et fausses. C’est l’architecture de l’ensemble du système de pensée qui, pendant que les yeux de son hôte ne voient plus que ces éléments émergents, ces matériaux frais, pendant que celui-ci se figure toujours davantage l’enrichissement de son être, sa complexification, son amendement, se dégrade, s’avilit, et s’affaisse. Le bon sens, l’esprit critique, le doute s’effritent telles de vieilles pierres abandonnées, de vieux murs délaissés, et les matières néfastes entraînent désormais dans leur chute le reste de la structure : les nobles substances, les bons éléments, les favorables parties constituantes. — Si des mesures radicales ne sont pas prises, tout peut finir par s’écrouler sous le poids des idées pernicieuses, des pensées illusoires, des conceptions viciées. Et il y a dans certains cas nécessité d’agir fort rapidement  — premièrement, nécessité de « stimuler [le] système immunitaire intellectuel1 » (Gérald Bronner) de l’individu, deuxièmement, nécessité de raser les modèles psychiques erronés, les constructions existantes et résistantes et, troisièmement, nécessité de reconstruire une raison, une personnalité, un ouvrage, — une tête plus saine sur ses anciennes ruines.

 

2

Les illégitimes. — Il sent la terrible douleur. On approche de lui et on distribue les conseils. Mais qui sont-ils, ces individus prodigues, ces charlatans, ces fous pour se croire permis de répandre en lui leurs soi-disant remèdes ? — Ont-ils déjà éprouvé au juste la vie, ces soi-disant « thérapeutes » : ces langues, ces doigts, ces têtes illégitimes pour avoir le droit de lui offrir leur grotesque substance ? — Mais pour qui se prennent-ils, ces vendeurs de mithridate !

 

3

Vaste pique-nique. — Des pique-niques sont organisés dans nos belles campagnes. C’est gaiement et massivement que les hommes de toutes les nations s’installent et s’ébattent dans les systèmes de pensée les plus verdoyants, séduisants, alarmants. Ici on court, on chine, on chante, là on crie, on croit, on chourine. En ces endroits, les troupeaux ruminent, vivotent, les plaisirs champêtres fleurissent, — l’humanité progresse…

 

4

Les tours de la misère. — Lorsque l’esprit sensible, en face de sa télévision (quand il en possède encore une), au-dessus des journaux, à côté de la radio, assiste, impuissant, aux cruels évènements, il lui est proposé, sans qu’il le sache, l’alternative : ou il se laisse emporter par l’empathie, mélange ses sentiments à la détresse d’autrui, et dans cet élan qu’il croit         « grand », abaisse tous les barrages et mine sa joie et sa sérénité ou il protège sa bonne humeur, sa tranquillité, sa santé en se parlant ainsi à lui-même : « Ce n’est que mon interprétation, la représentation mentale que je me fais des phénomènes qui influence mon humeur, qui façonne mon bonheur. La signification de ce qui a lieu n’est que ce que les menottes de ma conscience y déposent. — Et je choisis la vie. » — En outre, si il se trouve dans une situation où il ne dispose pas des moyens nécessaires pour améliorer les choses, à quoi cela peut-il bien lui servir de s’apitoyer sur le triste sort, d’ajouter une goutte de malheur à l’océan déjà bien grand ? Les mauvaises langues — tout humides —, celles qui réfléchissent uniquement devant les miroirs déformants, objecteront sans nul doute qu’en faisant cela ce sont des pierres qui sont mises à la place des cœurs. À chacune d’elles, l’esprit calme répond avec Épictète, en insistant : « N’hésite donc pas, même par la parole, à lui témoigner de la sympathie, et même, si l’occasion s’en présente, à gémir avec lui. Mais néanmoins prends garde de ne point aussi gémir du fond de l’âme2. » Loin d’écouter le conseil, que font les hommes ? — Ils s’excitent eux-mêmes et font des efforts pour accroître leur propre douleur, pour devenir davantage victime que la victime elle-même ! Et c’est ainsi que par le simple mécanisme de l’addition la souffrance totale augmente, que de petits tas s’empilent les uns sur les autres, que chacun érige et sur son crâne et sur celui de ses voisins des masses sombres et d’une hauteur vertigineuse : des tours qui grossissent et s’élèvent, des tours incroyables dans leur forme, pitoyables au fond — les âmes du monde, en se prenant la main, construisent ensemble… les tours de la misère.

 

  1. Cf. Gérald Bronner, « La science de la manipulation », La Recherche, avril 2016, propos recueillis par Gautier Cariou.

  1. Épictète, MARC-AURELE pensée pour moi-même suivies du manuel d’Épictète (Paris, Flammarion, 1992), 189.

     

Photo © iStockphoto.com / Aleutie

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