L’homme recherche spontanément le plaisir et l’absence de souffrance. « Il ne faut pas s’attarder dans la forêts obscure des déplaisirs, dans la ténébreuse coulée », « vous devez vous éloigner de l’inconfort, des frustrations aussi promptement que cela soit possible », « qu’attendez-vous pour éviter les dangers, les risques, l’incertitude »… entend-on. Tout ceci est prôné bien haut, bien fort par l’éducation, l’entourage, la culture.
Mais les pensées « négatives », contrairement à ce que l’on conçoit ordinairement, apportent aussi leurs lots d’éléments favorables : les maux permettent parfois de faire l’expérience de sensations nouvelles, d’états de conscience d’une nature autre, peuvent encourager la révolte, engendrer des transformations profondes au sein de la personnalité, stimuler des mutations sociales considérables, alimenter les moteurs du développement humain…
La souffrance est, certes, régulièrement l’ennemie de la joie, d’une belle existence, de la vie, mais elle lui est, ainsi qu’à la gaieté même, bien souvent indispensable. – « Les deux ennemies [la vie et la mort], écrit Edgar Morin, absolument antagonistes, sont complémentaires1. »
D’ailleurs, comment l’humain serait-il en mesure d’expérimenter le « bonheur », l’euphorie en l’absence de la possibilité de comparer, du contraste : sans le « malheur », sans l’ennui ? N’est-ce pas ce contraste même qui donne du relief aux choses, qui anime la platitude, qui, penché sur le froid glacial, sur l’« inerte », sur le néant, leur insuffle de l’air vital par la bouche – n’est-ce pas lui qui sauve les blessés, les noyés, qui insuffle, ranime la vie ?
Lorsque l’individu ressent les crises, les expériences bouleversantes, traumatisantes, lorsque son coeur abrite l’alarme, lorsqu’il éprouve au milieu de ses propres structures psychiques, dans ces provinces les plus profondes les cataclysmes les plus effrayants, peut-être s’inscrit-il, sans le savoir, dans ce processus de « désintégration positive2 » décrit par Kazimierz Dabrowski : dans ce mouvement de l’esprit s’acheminant vers un village autrement authentique, pittoresque, tendant vers une personnalité autrement complexe, autrement pleine, autrement vraie. Au milieu de ce « transport » extraordinaire (en dehors du cours ordinaire des évènements), une lutte s’opère alors entre les tendances « positives » et les « négatives », entre ce que l’on considère habituellement comme le favorable et le défavorable, et il en découle, d’une façon schématique, un dépassement – une compréhension plus complète du monde et de soi –, une régression – un accablement, une destruction, une « désintégration » mentale – ou une stagnation de l’être.
Il y a péril dès qu’il y a changement : cela est évident ; mais encore faut-il l’avouer. Néanmoins les raisons sont-elles suffisantes pour que l’individu se tapisse sous les couleurs de la sécurité et de l’immuabilité des choses ? Le danger n’est-il pas plus immense encore quand on s’évertue à ne pas changer, quand on s’efforce, quoi qu’il en coûte, d’éviter le processus de destruction/régénération ?
En vérité, vouloir éviter le « combat », n’est-ce pas d’une certaine manière renoncer à la vie ? Croit-on réellement qu’à ses êtres l’existence autorise l’alternative ?
En tant que participante au grand jeu, à la grande affaire, en tant que fidèle et humble sujette de la colossale part d’aléa de cette loterie cosmique, que lui reste-t-il à cette minuscule âme constamment ballottée, pour affronter les terribles vents, les puissants tourments ? Et comment pourrait-elle envisager même surmonter tant d’éléments, tant de perpétuels déchaînements ?
Ce qui est essentiel pour affronter les aléas, c’est « the ability to tolerate pain3 » – la capacité à tolérer la souffrance –, écrit Todd B. Kashdan ; et c’est la qualité des voies empruntées, non pas pour la fuir, comme cela est trop souvent préconisé dans nos sociétés, mais pour, armé(e) de courage, lui faire face. – Comme pour tous ces remèdes périmés dont on recommande avec excès l’usage, le moment n’est-il pas venu, concernant la dépression, l’anxiété, les idées noires de toutes sortes, de changer d’approche, de conseiller une autre thérapeutique ?
Vivre intensément, pleinement implique de détecter la souffrance, de la reconnaître, de la mieux connaître, et de l’intégrer, de l’embrasser. Car tout autre baiser, tout autre médicament serait mortel, et non pas pour le sombre, pour le noir, pour la mort, – mais bien pour la plénitude du cœur, de l’âme, pour le radieux… pour la vie !
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Edgar Morin, Mes philosophes (Coll. Cercle de philosophie, Éditions Germina, 2011), 25.
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Robert Zaborowski, « Kazimierz Dabrowski – l’homme et son œuvre », Académie Polonaise des Sciences, disponible sur :
www.academie-polonaise.org/pl/images/stories/pliki/PDF/Roczniki/R9/zaborowski.pdf.
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Cf. Todd B. Kashdan ,« A Secret Weapon in Preventing Anxiety and Depression », The Creativity Post, 27 avril 2015, disponible sur
www.creativitypost.com/psychology/a_secret_weapon_in_preventing_anxiety_and_depression.