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1. Savoirs, raison et périls
La valeur accordée aux choses de l’esprit se flétrit. Le ciel de l’entendement, de la sagesse, s’obscurcit peu à peu. Au-dessus des consciences endormies les nuages de l’ignorance et de la médiocrité s’amoncellent et menacent, comme mus par une loi mécanique implacable. Au sein des circonvolutions à demi redressées viennent ces ombres coloniser les voyageurs ensommeillés.
À notre époque de la superficialité, de la quantité, de l’irréflexion, durant ce grand « trouble », les humains ne devraient-ils pas veiller davantage à ce que les paysages sociétaux ne s’assombrissent jusqu’à l’excès, à ce que les lueurs de la raison ne s’évanouissent complètement, à ce que l’imposant tableau de l’humanité, le portait, les traits, ne soit pas absorbé totalement par l’infinité des nuances sombres, enseveli sous le lugubre affamé ? — Ce fier homo « sapiens » ne devrait-il pas craindre bien plus que dans cet épais et sinistre brouillard, où les rayons même sont pris au piège, avalés et dissous, la clarté soit oubliée ?
2. Culture, épistémè et horizons ou les pleurs de la sécheresse
Pour être en mesure de se rendre pleinement compte de cette météorologie extraordinaire, cela implique de distinguer dans la pénombre les diverses couches superposées de nos cultures, tous ces horizons, cette épistémè, où se déposent patiemment les vestiges des édifices conceptuels, les restes des siècles lointains et proches — ce sol au profil complexe.
Mais dès lors, ne devient-il pas évident que cet amas de cultures, ce bloc d’acquis, nécessite des horizons supplémentaires et d’une nature différente, que son visage si jeune, et pourtant si ridé par la contrariété, par le poids des années et la maladie, pourrait bénéficier de la venue et de l’accueil chaleureux dans son sein de structures atypiques, de terres émergentes ? N’apparaît-il pas que ce dont il est question, ce n’est pas d’une fraîcheur superficielle, mais d’un froid doux, modéré et profondément nouveau, c’est-à-dire d’une couche de memes qui modifierait la forme et le fond de l’ensemble, qui amenderait l’allure et la teneur de ce sol stérile et intoxiqué, de ce sol aride et tout en pleurs des patrimoines collectifs actuels ?
N’a-t-on pas conscience de cette pléthore de cerveaux complètement « lessivés », des eaux de l’inculture appauvrissant leur sol, du visage de cette culture intégrant ses vagues de cosmétiques de dernière génération, mais dont les racines s’assèchent, durcissent et dépérissent ?
Dans les circonstances présentes, ce sont les sources les plus nobles que l’on délaisse ; ce sont les fondements les plus essentiels qui, de nos jours, subissent l’érosion par les lames du Temps.
3. Fruits humains
Le trouble s’accentue dans la culture et affecte, entre autres, son organisation, ses propriétés, la nature des eaux y circulant et ses fonctions. Elle souffre d’une considérable faiblesse de constitution. C’est un problème qui concerne des phénomènes de corruption, d’altération, de pourrissement. Il en résulte une Humanité à la vue déclinante, — à la tête baissée et détériorée à ce point que certains témoins croient voir un fruit trop mûr, un fruit gâté !
La qualité est donc défaillante, et cette défaillance de la culture stimule cette décadence dans le discernement et le bon goût.
D’une manière générale, il s’agit d’un point, d’une difficulté, qui a trait à l’air, au sol, à la nourriture, au climat : l’ennui est relatif au degré de salubrité des nations, à la qualité de leur humeur, in globo, à la nature, à la valeur, de leur fonctionnement, de leur santé. C’est l’alimentation, les vents, la physiologie du goût ; en un mot, l’atmosphère humaine, intérieure et extérieure, qui est en cause…
Finalement, c’est la rade qui n’est pas bonne, qui n’est pas sûre, qui n’est pas suffisamment abritée des grands vents du large, des furieux tourbillons du futur proche, et cependant la stupéfiante désintégration, la formidable dérive menace. Et voilà qu’évolue brusquement en pleine mer la barque, inconsciente de son état et du péril qui la guette ! À présent, ce sont les côtes et les écueils qui se rapprochent brutalement ! Les vents et les courants se déchaînent, les vagues grondent, les mers se soulèvent, la tempête éclate… l’abysse vient !
Quoi qu’il en soit, même au milieu du déchaînement, l’heure reçoit toujours amicalement à sa table certains points d’interrogation ; et je souhaite lui proposer celui-ci, un candidat, un hôte potentiel parmi d’autres : Ne serait-il pas préférable si, au lieu d’assister à cette formidable érosion des cultures avec cette attitude passive et cette voix plaintive, comme si l’on était présent à leur enterrement, l’homme moderne s’empressait de les vider de leurs tares, de mettre en oeuvre des traitements adaptés, d’amender les sols afin qu’elles puissent porter de bons fruits — des idées en excellente forme physique, mentale et de valeur, conformes au bon sens et, comme je l’ai évoqué précédemment, au bon goût — ; bref, si les êtres conquéraient la volonté haute et les moyens indispensables en vue de réchapper des périls imminents, de ces coups à la tête qu’ils s’infligent eux-mêmes, s’ils contribuaient à une culture salubre, à une culture où germent la gaieté et la santé, — s’ils s’évertuaient à cultiver une Terre saine et viable ?…
Je dis : Une Terre saine et viable, et j’entends par là une Terre vigoureuse, sûre de la noblesse de ses racines, confiante en ses fondations, et qui soutiendrait avec ses vastes bras lancés vers le ciel, une évolution pérenne, un mûrissement patient et durable de toutes ses formes de vie dont : cette modeste mais magnifique branche donnant l’hospitalité à ces petits, curieux et attendrissants fruits… humains !