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« — Avez-vous jamais éprouvé, demanda-t-il [Helmholtz], la sensation d’avoir en vous quelque chose qui n’attend, pour sortir, que l’occasion que vous lui en donnerez ? Quelque excès de puissance dont vous n’avez pas l’emploi, vous savez bien, comme toute l’eau qui se précipite dans les chutes au lieu de passer au travers des turbines ? »
Aldous Huxley, Le meilleur des mondes1.
Le monde du travail, à notre époque, illustre parfaitement la notion d’esclavage industriel. Il y règne comme l’écrit Nietzsche dans le paragraphe intitulé La position sociale impossible (Aurore), des sentiments de « honte » et une exploitation inouïe. Pour une paye, que d’« asservissement[s] impersonnel[s] », que de situations malheureuses, que de conditions misérables on récolte ! « Peuh ! Avoir un prix, pour lequel on cesse d’être une personne, pour devenir un rouage2 ! »
Telles ces personnes se séparant de leurs organes pour survivre, un nombre considérable de prolétaires vendent leurs âmes, sacrifient leur dignité, leur faculté, leur puissance imaginative, leur humanité pour promouvoir la grande machinerie sociale et s’y soumettre, et très souvent sans même en avoir conscience ! Combien d’énergies, d’aptitudes, de talents, de volontés rares, nobles, riches sont gaspillés dans cette servitude aliénante, insolente, dans cette certitude d’un « devenir aigre, venimeux et conspirateur3 » !
Cent tente-cinq ans après que Nietzsche ait offert au public « son » Aurore, le constat et le remède sont toujours les mêmes : « Tel serait le bon état d’esprit : les ouvriers d’Europe [du monde] devraient à l’avenir déclarer leur position sociale humainement impossible, et ne pas se contenter de la qualifier, comme c’est généralement le cas, de dispositif rigide et inapproprié4 […] »
Il ne s’agit évidemment pas de stimuler l’une des plus profondes tendances humaines, l’inclination à la paresse, et d’encourager le grand soir, le désœuvrement absolu des nations. Ce n’est pas la suppression de toutes les activités et avec elle la désintégration de la notion même de travail dont il est question, mais bien plutôt, de trouver ou de retrouver l’impétuosité, le flux, l’ardeur au travail. Toutefois, est-il besoin de le préciser, ce n’est pas non plus le type d’emploi le plus commun, le plus vulgaire, le plus recherché qui est prôné ici…
Quoiqu’on en pense, au cours des prochaines années la « vague de l’automatisation va déferler et peu à peu détruire l’emploi » ; une « lente et inexorable destruction du salariat par [les] multiples automates de l’ère numérique » se produira, comme l’affirment le philosophe français Bernard Stiegler et l’essayiste Ariel Kyrou dans leur ouvrage L’emploi est mort, vive le travail5 !
Certains individus réalisent la gravité du problème, le caractère actuel et exceptionnel de tous ces phénomènes — c’est l’overdose salvatrice du « boulon » ! Et il ne faut pas se méprendre, le boulon désigne fréquemment aussi bien cet individu qui s’agite torse nu que ce cadre supérieur en costard léché figé dans son bureau aseptisé. Comme par une révélation, ils choisissent des chemins différents, des voies autorisant davantage l’indépendance, l’invention, la liberté : des voies potentiellement génératrices de valeurs véritables. « Depuis des centaines d’années, on persuade la population, par la séduction, la brutalité et le lavage de cerveau, de s’adapter, de suivre des consignes et d’échanger une journée de travail contre une feuille de paie. Cette époque est enfin révolue6. » Certes cette phrase de Seth Godin, issue de son livre Êtes-vous indispensable, contient quelques vérités, cependant il est « indispensable » de ne pas sombrer dans l’illusion profonde et particulièrement délétère d’un Web qui porterait en lui les germes d’un avènement messianique de la sagesse, j’entends par là dans la croyance en des technologies numériques qui seraient « spontanément », naturellement la solution à tous les maux.
Et puis il y a ces esprits supportant leur résignation, comme déjà métallisés et fondus, rendus complètement étrangers à eux-mêmes, des êtres qui, pour toutes les raisons évoquées précédemment et tant d’autres encore, ne sont pas en mesure de procéder à un changement et d’évoluer.
Et je le répète (car on trouve toujours ces mauvaises langues qui « entendent » souvent fort mal), le travail est essentiel…, cependant que l’emploi ne l’est plus, ou du moins considérablement moins, en tous les cas de moins en moins compte tenu des circonstances, étant donné ces hordes de robots qui affluent, cette automatisation généralisée. Je m’attache à parler d’un travail authentique, d’un travail qui s’oppose à l’emploi (au sens de Stiegler) et qui, fuyant la froideur de la pièce se rapproche du feu de l’artiste — un travail qui n’est pas une fatalité mais une joie : une joie de savoir, de faire et d’être.
Mais tout cela ne sont que des histoires n’est-ce pas ? En outre, est-ce vraiment nécessaire de se poser la question de la valeur et du sens lorsque cela concerne une activité à laquelle est consacrée une partie aussi importante de l’existence ? Peut-être que non !… — D’aucuns se réjouissent : les cerveaux vont pouvoir continuer à se rouiller, le statu quo à prospérer, les âmes-rouages à grincer et les grandes machines à « dysfonctionner » !
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Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Paris, Pocket, 1977, 1932), 102.
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Friedrich Nietzsche, Aurore (Paris, GF-Flammarion, 2012), 183.
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Ibid.
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Ibid., p. 183-184.
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Bernard Stiegler et Ariel Kyrou, L’emploi est mort, vive le travail ! [e-book] (Éditions Mille et une nuits, 2015), empl. 50.
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Seth Godin, Êtes-vous indispensable ? (Les Éditions Diateino, 2010, 2010), 22.