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Esprit et Liberté

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Archives pour février 2016

L’esclavage industriel, les potentialités humaines et le travail véritable

L’esclavage industriel, les potentialités humaines et le travail véritable

14 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / bluecristal

 

« — Avez-vous jamais éprouvé, demanda-t-il [Helmholtz], la sensation d’avoir en vous quelque chose qui n’attend, pour sortir, que l’occasion que vous lui en donnerez ? Quelque excès de puissance dont vous n’avez pas l’emploi, vous savez bien, comme toute l’eau qui se précipite dans les chutes au lieu de passer au travers des turbines ? »

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes1.

 

Le monde du travail, à notre époque, illustre parfaitement la notion d’esclavage industriel. Il y règne comme l’écrit Nietzsche dans le paragraphe intitulé La position sociale impossible (Aurore), des sentiments de « honte » et une exploitation inouïe. Pour une paye, que d’« asservissement[s] impersonnel[s] », que de situations malheureuses, que de conditions misérables on récolte ! «  Peuh ! Avoir un prix, pour lequel on cesse d’être une personne, pour devenir un rouage2 ! »

Telles ces personnes se séparant de leurs organes pour survivre, un nombre considérable de prolétaires vendent leurs âmes, sacrifient leur dignité, leur faculté, leur puissance imaginative, leur humanité pour promouvoir la grande machinerie sociale et s’y soumettre, et très souvent sans même en avoir conscience ! Combien d’énergies, d’aptitudes, de talents, de volontés rares, nobles, riches sont gaspillés dans cette servitude aliénante, insolente, dans cette certitude d’un « devenir aigre, venimeux et conspirateur3 » !

Cent tente-cinq ans après que Nietzsche ait offert au public « son » Aurore, le constat et le remède sont toujours les mêmes : « Tel serait le bon état d’esprit : les ouvriers d’Europe [du monde] devraient à l’avenir déclarer leur position sociale humainement impossible, et ne pas se contenter de la qualifier, comme c’est généralement le cas, de dispositif rigide et inapproprié4 […] »

Il ne s’agit évidemment pas de stimuler l’une des plus profondes tendances humaines, l’inclination à la paresse, et d’encourager le grand soir, le désœuvrement absolu des nations. Ce n’est pas la suppression de toutes les activités et avec elle la désintégration de la notion même de travail dont il est question, mais bien plutôt, de trouver ou de retrouver l’impétuosité, le flux, l’ardeur au travail. Toutefois, est-il besoin de le préciser, ce n’est pas non plus le type d’emploi le plus commun, le plus vulgaire, le plus recherché qui est prôné ici…

Quoiqu’on en pense, au cours des prochaines années la « vague de l’automatisation va déferler et peu à peu détruire l’emploi » ; une « lente et inexorable destruction du salariat par [les] multiples automates de l’ère numérique » se produira, comme l’affirment le philosophe français Bernard Stiegler et l’essayiste Ariel Kyrou dans leur ouvrage L’emploi est mort, vive le travail5 !

Certains individus réalisent la gravité du problème, le caractère actuel et exceptionnel de tous ces phénomènes — c’est l’overdose salvatrice du « boulon » ! Et il ne faut pas se méprendre, le boulon désigne fréquemment aussi bien cet individu qui s’agite torse nu que ce cadre supérieur en costard léché figé dans son bureau aseptisé. Comme par une révélation, ils choisissent des chemins différents, des voies autorisant davantage l’indépendance, l’invention, la liberté : des voies potentiellement génératrices de valeurs véritables. « Depuis des centaines d’années, on persuade la population, par la séduction, la brutalité et le lavage de cerveau, de s’adapter, de suivre des consignes et d’échanger une journée de travail contre une feuille de paie. Cette époque est enfin révolue6. » Certes cette phrase de Seth Godin, issue de son livre Êtes-vous indispensable, contient quelques vérités, cependant il est « indispensable » de ne pas sombrer dans l’illusion profonde et particulièrement délétère d’un Web qui porterait en lui les germes d’un avènement messianique de la sagesse, j’entends par là dans la croyance en des technologies numériques qui seraient « spontanément », naturellement la solution à tous les maux.

Et puis il y a ces esprits supportant leur résignation, comme déjà métallisés et fondus, rendus complètement étrangers à eux-mêmes, des êtres qui, pour toutes les raisons évoquées précédemment et tant d’autres encore, ne sont pas en mesure de procéder à un changement et d’évoluer.

Et je le répète (car on trouve toujours ces mauvaises langues qui « entendent » souvent fort mal), le travail est essentiel…, cependant que l’emploi ne l’est plus, ou du moins considérablement moins, en tous les cas de moins en moins compte tenu des circonstances, étant donné ces hordes de robots qui affluent, cette automatisation généralisée. Je m’attache à parler d’un travail authentique, d’un travail qui s’oppose à l’emploi (au sens de Stiegler) et qui, fuyant la froideur de la pièce se rapproche du feu de l’artiste — un travail qui n’est pas une fatalité mais une joie : une joie de savoir, de faire et d’être.

Mais tout cela ne sont que des histoires n’est-ce pas ? En outre, est-ce vraiment nécessaire de se poser la question de la valeur et du sens lorsque cela concerne une activité à laquelle est consacrée une partie aussi importante de l’existence ? Peut-être que non !… — D’aucuns se réjouissent : les cerveaux vont pouvoir continuer à se rouiller, le statu quo à prospérer, les âmes-rouages à grincer et les grandes machines à « dysfonctionner » !

 

  1. Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Paris, Pocket, 1977, 1932), 102.

  2. Friedrich Nietzsche, Aurore (Paris, GF-Flammarion, 2012), 183.

  3. Ibid.

  4. Ibid., p. 183-184.

  5. Bernard Stiegler et Ariel Kyrou, L’emploi est mort, vive le travail ! [e-book] (Éditions Mille et une nuits, 2015), empl. 50.

  6. Seth Godin, Êtes-vous indispensable ? (Les Éditions Diateino, 2010, 2010), 22.

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Tamis, raison, médiocrité et esprit affiné

Tamis, raison, médiocrité et esprit affiné

13 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / PhonlamaiPhoto

 

Un Tamis est un instrument servant à trier différents éléments.

Il peut aussi désigner un type de filet de pêche.

Dans l’assainissement des déchets, le tamis sépare les solides des effluents.

Chaque individu possède son propre tamis mental, avec ses propres spécificités pour ce qui est de la largeur et du diamètre d’ouverture des mailles : nos raisons sont toutes percées d’une manière singulière. Ainsi, nous retrouvons dans nos sociétés un grand nombre des différentes configurations possibles. Certains savants trimballent de vastes instruments à ouvertures larges, tandis que des personnes dont la stature intellectuelle affiche pourtant des apparences plus modestes disposent de tamis aux mailles très fines.

Les grilles de nos cerveaux séparent les idées les plus grossières, les plus viles, les plus nauséabondes, purifiant ainsi le flot de nos pensées. Il en découle que la valeur des éléments qui circulent dans notre esprit est liée à la nature et à la qualité de notre tamis.

Notre raison est en définitive une passoire. Elle permet d’égoutter les nouvelles pensées, les idées trop grasses, trop superflues, de les « laver » et, en faisant cela, elle fournit de la nourriture convenable, saine pour l’esprit. Il est possible de rendre ses trous plus fins, plus « subtils », plus efficaces : en lisant, en exerçant son esprit critique, sa logique, sa perspicacité, en somme, en filtrant, épurant, affinant et élevant son esprit, sa compréhension des choses, de la réalité. De performants filtres et boucliers peuvent et doivent être créés pour lutter contre la malpropreté environnante, contre les déchets de la médiocrité.

Certains esprits ont besoin d’éléments percutants, d’être secoués, pour que leur tamis s’active ; d’autres de vagues de réflexions libératrices…

Pêcheurs invétérés, que ramenez-vous dans vos filets ?

Vous satisfaisez-vous de tamis communs, ou bien vous évertuez-vous à bâtir d’immenses tamis moléculaires ?

Et aidez-vous les autres à le faire ?

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Existences froides et existences binaires ou la société automatique

Existences froides et existences binaires ou la société automatique

12 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / ismagilov

 

Il est un type très commun d’individus : le type de l’« âme-pêne1 », comme je l’appelle. Le trajet, la « course » de la vie d’un être de ce genre, est des plus restreints ; le nombre de degrés de liberté de ses mécanismes mentaux est excessivement réduit. Chez lui, toutes les « formes » de vie disponibles, toutes les possibilités d’expériences offertes par la nature semblent se fondre et se réduire à l’habituel aspect, à l’allure connue et usée, à la simple et prévisible tournure : celle de la serrure ! Son évolution exprime et, ce faisant, dévoile l’inquiétante réalité des vies contraintes et limitées — l’effroyable vérité des destinées verrouillées.

De par la fonction qu’il exerce, les rôles souvent grotesques et imaginaires qu’il se donne, l’esprit ordinaire, dans sa structure et dans sa fonction — puisque ne dit-on pas que la fonction crée l’organe ? — est binaire : 0, fermeture ; 1, « ouverture »…

Et toujours la grande machine réclame des « déplacements » efficients et continuels — des comportements et des actions conformes. Toujours la « société automatique2 » demande avec insistance des mécanismes fonctionnels et serviles, des jambes et des bras frénétiques, des articulations en effervescence — des agencements, des équipements idoines ! Et partout il est possible de voir s’échapper des sociétés humaines — mais encore faut-il se donner la peine d’ouvrir les yeux et de se boucher le nez… — la fumée de la locomotive du « Progrès » : une fumée d’opium fréquemment, une fumée suffocante, aveuglante. Et que les pièces et les machines aient la froideur du métal, ou bien la chaleur de la chair, qu’importe ! — « Évolution, hasard, mutations et instinct de conservation de la machine ! », s’écrient les moteurs et les cheminées endiablées. — « 0,1,0,1,0,1… », répond sur-le-champ le choeur de robots interchangeables et insensés : tous ces corps mi-chauds, mi-glacés… affreusement tièdes, — tous ces alliages binaires…

Et c’est ainsi que la révolution numérique dans ses égarements les plus lugubres enfante ses constructions métalliques titaniques, que la fantastique araignée capture dans sa toile et avale ces nouveaux esprits formatés, programmés, ces êtres mécaniques, automatiques, — ces entités aliénées, cadenassées… Ces âmes serviles et ces coeurs gelés…

Ressent-on l’insoutenable froideur du temps, de l’ère, — des coeurs ?

 

  1. « Pièce massive d’un appareil de fermeture, destinée, par son déplacement, à s’engager dans une gâche pour immobiliser la partie ouvrante. », Larousse, disponible sur

    www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pêne/59204?q=pêne#58842.

  2. Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail ! [livre numérique], 2015 et Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail [livre numérique], 2015.

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L’étiquetage en règle et la nature des choses

L’étiquetage en règle et la nature des choses

11 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / DmitryLityagin

 

Je suis la pensée qui étiquète : abstractions, réalité, vérité, mots, je me pose sur vous !

Plantes, bouteilles, boîtes de produits alimentaires : je vous colle une étiquette.

Parallèlement, j’attache une étiquette supplémentaire sur un esprit — dès lors, le flacon peut être rangé sur une belle étagère.

Je poursuis mon oeuvre, je vais droit au but, je fais ce pour quoi je suis fait, je caractérise. Toi, tu es un manuel ; toi, une bonne salariée ; toi, un mathématicien ; toi, un bon à rien ; et toi, celle, celui qu’on ne daigne même pas mépriser.

Et je ne préserve aucune de mes « choses » ! — Tu seras un intellectuel, ta destinée est d’être classé, engoncé dans tes diplômes, dans tes fonctions, dans tes titres, dans les honneurs ; ou bien je t’étiquetterai, toujours selon mes envies et mes plaisirs, comme membre de tel parti, de telle école de pensée. Et essaye donc de te débarrasser de ma marque, de mon code à barres !

Ah ! et dire que toutes ces personnes n’hésitent pas le moins du monde à se proclamer les disciples de la Liberté ! — ma tâche s’interrompt car un rire inextinguible s’empare de moi !… Coucou, me revoilà ! Grâce au temps j’ai pu me reprendre, me remettre de mes éclats !… et je vais pouvoir poursuivre…

Cependant, cet état de fait ne devrait pas étonner puisque l’étiquetage est légal et obligatoire ! À ce sujet, il est dit que celui-ci n’est qu’« informatif », qu’il ne fait que renseigner l’individu sur la composition des choses. Mais alors, dans la situation actuelle, pourquoi l’individu semble le dernier à en être « informé » ? Pourquoi se soumet-il à l’influence et au diktat de l’Étiquette ? Car — comment le nier ? — les signes sont évidents, les preuves manifestes : il est la première dupe, celui qui est mis (ou qui se met !) en conserve, le dindon de la farce !

En effet, l’individu, en dépit de sa profonde méconnaissance de la nature de son âme — et dans le cas où ce n’est pas quelqu’un d’autre qui est autorisé à apposer sur lui la caractérisation (les spécifications préétablies, la dénomination sacrée) qui sera dès ce moment la sienne —, se dit ordinairement en soi-même : « Qui suis-je ? Je l’ignore. Mais il faut que je me rassure, que je me détermine pour de bon et définitivement, et cela même si je dois me perdre sous des monticules de désignations ; et je demanderai aux autres de procéder de la même façon et de me porter secours dans ma lourde tâche… »

Mais comment peut-on songer à étiqueter le « pluriel », le « vaste », l’infini ? Par quelle folie se laisse-t-on tenter à restreindre la vie, à la falsifier, à la corrompre, — à l’ensevelir sous des couches de superficialité et d’arbitraire ? Comment en est-on arrivé à consentir aux exigences et aux caprices de cette formidable obsession qui impose de tout séparer, de tout fragmenter, de tout disposer dans des cases minuscules tellement illusoires ? à vouloir appliquer sur tout les anneaux, les cercles rigides, les pensées parcellaires, les idées qui resserrent — à vouloir étiqueter l’existence même ?

Et la petite voix intérieure de poursuivre : « Je veux vivre mais je réclame que l’on me définisse, que l’on me communique mon identité, que l’on m’identifie : que l’on fixe sur mon crâne un petit écriteau indiquant ma valeur, mon origine et ma destination… Parce que je suis fait pour vous nommer, Peur, Conformisme, Erreur, Autorité, — et me soumettre. »…

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Bêtise et sottise cannibales

Bêtise et sottise cannibales

10 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / dedMazay

 

« L’individu stupide est le type d’individu le plus dangereux. »

Carlo M. CIPOLLA, Les lois fondamentales de la stupidité humaine.

 

La « petite » Bêtise qui réside dans les cerveaux et règne sur les peuples est une vieille géante : « Ses mains sont des mains géantes. Ses doigts sont géants, ses phalanges géantes1. » Sa propre conscience devient colossale : elle accapare, avale toujours plus d’espaces et de ressources, cependant que la clarté faiblit et que la demeure éclairée s’effondre — l’être fabuleux se nourrit de luminosité, le noir absorbe la lumière ; son esprit engloutit l’esprit, il est cannibale ! La reine sombre, cette hideuse araignée des « hauts greniers », délivre son neurotoxique et, de l’intérieur, phagocyte son hôte liquéfié ! Et comme elle est tenace ! Combien elle résiste au temps, la besterie2 !

En outre, elle ne sévit que rarement seule : la Sottise est bien souvent à ses côtés pour l’accompagner dans les manigances et les intrigues. Et prenons garde car le couple est partout : la présence de Dame Ignorance et l’absence de Dame Jugement sont deux phénomènes ordinaires dans les consciences ! — Bien que l’illusion soit considérable, il ne faut pas se méprendre : des bêtes évoluent au milieu des gens d’esprit, et des sots au sein des savants3 ! Bêtise et Sottise sont les ennemies les plus intimes, les plus sournoises, les plus pernicieuses de l’esprit libre — que dis-je, de l’esprit, tout court, des sociétés en général, de la vie en particulier… —, les plus imposantes, — les plus terrifiantes !

C’est dans cet état de manque, dans cette sécheresse mentale, que ces deux forces s’expriment le mieux, que le terreau idéal les invite à assouvir leur soif et leur faim dévastateurs, qu’elles ingèrent, qu’elles dévorent à leur guise, — ne laissant que des miettes, des traces, des fragments de lumière… des consciences périclitées, morcelées dans l’obscurité.

Quand soufflera un grand vent de fronde ? Quand forcera-t-on les reines régentes à reconnaître leur « faute », leur « erreur » ? Et quand les verra-t-on enfin fuir ce palais des Tuileries dépoussiéré, illuminé ? Quand seront-nous témoins de cette scène inouïe, inimaginable où ce couple destructeur cherchera alors refuge ailleurs ?

En définitive, prendra-t-on conscience des « lois fondamentales de la stupidité humaine4 » ? Et promulgera-t-on et fera-t-on respecter des « lois » nouvelles, des lois contraires en conséquence — des lois protectrices, profitables, durables ? Le moment viendra-t-il où, des aurores neuves et fraîches se levant dans les âmes endormies et embrumées guideront les destinées ?

 

  1. Giraudoux, Judith, dict. TLFi.

  2. « Bête. Bêtise est récent ; autrefois on disait besterie. » Dictionnaire Littré (XMLittré v2), disponible sur

    www.littre.org/definition/bêtise.

  3. Ibid.

  4. Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine (Paris, puf, 2012, 1988).

 

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Quand la vie tombe malade

Quand la vie tombe malade

9 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / ciobotea88

 

« A quoi bon ? », « pourquoi ? », « quel est le but ? »…

Le nihilisme — qu’il soit « force violente de destruction, nihilisme actif » ; ou bien son contraire : « le nihilisme fatigué, qui n’attaque plus rien »1 — mêle habituellement ses eaux à celles de la bêtise pour constituer ce puissant toxique qui, à fortes doses occasionnelles, ou bien à petites doses régulières et rapprochées, comme tout bon poison se répand dans son hôte, s’épanouit dans sa cible.

Ce couple « bête », ce fleuve profondément idiot — essentiellement parce qu’il représente une menace pour la sécurité et les intérêts des individus et des nations, parce qu’il met en danger la base, l’appui de la vie, en faisant par trop souvent vaciller la bonne humeur, la belle santé —, illustre bien cette erreur2 plurielle : au sens actif, il commet une erreur ; au sens passif, il est dans l’erreur.

En vérité, le problème ne réside pas dans le fait de se tromper, mais plutôt dans la voie qui est choisie pour se tromper, dans le degré de décadence associé à cette voie et, par voie de conséquence, dans le péril auquel on décide d’exposer sa propre existence et celle d’autrui. La méprise provient en grande partie de cette attitude qu’adopte l’individu à l’égard de sa destinée, de cette posture qui va communément à l’encontre de la pensée qui désire la santé et agit pour elle — posture qui par ses actes dit : « Quoi ! il faut se méprendre ! Eh bien, j’embrasse la voie qui épuise, qui amenuise, qui débilite, celle qui délivre de petits baisers venimeux ! — Je m’engage dans la voie décadente ! »

Et comment évolue-t-il ce duo morbide ? — Il commence à s’infiltrer subrepticement dans les plis et les replis du psychisme, dans les recoins les plus obscurs, les plus insalubres de l’esprit. Puis il affecte l’ensemble de la « boîte » noire. Quels sont les symptômes ? — Troubles de la « vision » d’abord, confusion ensuite, et enfin ce sont les commandes qui sont atteintes. Peu à peu ce sont tous les organes et toutes les fonctions biologiques qui sont touchés. Le souffle se fait court, les membres s’engourdissent et déjà alors, le monde, comme tremblant et suffoquant, paraît se replier sur lui-même et tourner au ralenti. L’organisme dans sa totalité est gangrenée et c’est le dynamisme, la vie même, sapée dans ses fondements, qui s’assombrit de plus en plus, qui vacille, qui se paralyse : l’âme est prostrée — stupéfaite ; l’existence comme immobilisée — figée. La belle humeur a été surprise, on lui a fait un terrible croc-en-jambe ; on l’a frappée dans son cœur saisi, au coeur de son mouvement propre, — au sein de sa « vitalité ». Et la voilà en perte de vitesse, séparée de ce rythme qui ordinairement la porte et la fait évoluer ; elle perd l’équilibre et pique très bas.

Mais au début de tout cela, je le répète, il y a une erreur funeste et plurielle : d’une part, l’importance démesurée et irraisonnée accordée aux idées noires et, d’autre part, la négligence inouïe des forces de vie ascendantes, des énergies « lumineuses » — conditions indispensables à la grande chute ; conditions requises pour que, « sur les cimes du desespoir3 », l’existence soit prise par le vertige sidéral et la détresse de l’abîme, et, — finisse par tomber malade…

Esprits nihilistes, si au moins vous aviez la décence d’expérimenter et de professer un nihilisme d’un troisième type, un nihilisme serein et dynamique, une doctrine enjouée et saine, — viable et valable ! Et pourquoi ne pas vous tourner vers l’antidote au lieu de chercher sans cesse l’altération ? Mieux, pourquoi ne pas transmuer le poison lui-même, cette matière ordinaire, vile et létale, en une substance rare, « précieuse » et salvatrice, — en une substance qui serait versée dans tous les coeurs et qui magnifierait l’âme de la nature et la nature de l’âme : un remède exquis qui célébrerait chez tous les peuples l’énergie sublime, la magnifique Force de vie !

 

  1. Friedrich Nietzsche, cité par André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 3e éd., 2010, p. 681.

  2. André Lalande, ibid, p. 297.

  3. E. M. Cioran, Sur les cimes du désespoir (Paris, Éditions de l’Herne, 1990, 1934).

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Tortue, raccourci et destination

Tortue, raccourci et destination

8 février 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / PaulCowan

 

Il existe des esprits qui démarrent lentement, péniblement, dont la compréhension est rendue difficile et laborieuse. Elle n’est possible que grâce à une longue, sinueuse et minutieuse analyse. Ce sont les tortues de la vérité.

D’autres au contraire semblent doués d’une clairvoyance instantannée, ils démarrent tels des lièvres endiablés, des béliers de guerre forcenés. Ils comprennent vite oui ! et surtout mal.

Ainsi, certains sont davantage doués pour parvenir rapidement à la méprise tandis que d’autres luttent inlassablement, redoublent d’efforts pour effleurer la connaissance d’eux-mêmes et du monde.

Est-il nécessaire de préciser qui du lièvre ou de la tortue nos sociétés modernes regorgent-elles ? encensent-elles ?

De cela peut découler un péril extrême, un effroyable égarement. En effet, certaines tortues évoluent dans l’existence sereinement, avec résolution, leur grande idée à l’esprit, animées par un sentiment élevé, d’airain. En grandes navigatrices, elles s’engagent dans l’océan et maintiennent le cap. Mais voyageant dans un milieu où prédomine la vitesse, les courants, les poissons voiliers — qui selon leurs dires vont « plus vite et plus loin » —, elles se mettent rapidement à douter de la pertinence de leur itinéraire, de leur choix de vie. Il lui semble de plus en plus vraisemblable sous sa petite carapace, qu’elle ne parviendra jamais à destination — devenue par trop éloignée, périlleuse, incertaine — ; sa foi en elle se trouble, vacille et entame sa dégénérescence, sa dilution. Elle commence à perdre le nord, à perdre pied, happée par la frénésie des remous et des courants environnants : la connexion avec ses voix intimes s’est rompue — submergée —, sa singularité a sombré. Déroutée, fourvoyée et bientôt désillusionnée, elle reviendra s’échouer sur le rivage et grossir les rangs de cette nuée grouillante, de ces « âmes en errance ».

Cet être jadis en partance, ce splendide voilier autrefois animé sur sa propre voie par les vents d’une volonté forte, de ses inclinations profondes a fait naufrage : ses rêves ont été engloutis…

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