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Esprit et Liberté

Un espace et un temps pour les esprits libres

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Archives pour janvier 2016

Ouvrir l’oeil

Ouvrir l’oeil

17 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / Roddy1red

L’âme décadente dit : « Rien n’est plus faible que la valeur de l’Homme ; rien n’est plus vigoureux que le néant de sa condition. Tout n’est que dégradation et que ruine — misère1 ; ou alors, vanité — aveuglement. Ne vous souciez point de votre gaieté, de votre santé ! Tout n’est que bagatelles qui s’empilent en petits tas, et petits tas enveloppés dans des nuages de poussière… Tout n’est qu’accumulation d’inanités pour l’insondable gosier, pour l’immense gueule du Temps ! » Mais il est une chose à savoir, nous informe l’âme joyeuse : « L’âme décadente s’est faite borgne, en outre elle a choisi son œil restant ! Et il se trouve que celui-ci ne se nourrit que de lumières sombres, que d’énergies noires — sa physiologie même est ténébreuse. Elle a élu la rétine malade, c’est-à-dire la piste la plus obscure, la fatale piste, pour valser avec la vie ! Danseurs joueurs, danseuses joyeuses, gardez-vous des ultimes invitations, des partenaires souffreteux — des danses macabres !… Gardez-vous de la valse maléfique ! Lorsque le grand sommeil, la grande lourdeur survient, lorsque la terrible souffrance, les pensées moroses tambourinent, cognent à vos tempes, veulent assombrir votre vision, ensevelir votre conscience, soyez vigilants !… Ouvrez l’oeil !… et le bon !… » Et pour les rares qui le peuvent, pour tous les pieds éthérés et multicolores, pour les esprits gais et forts : n’oubliez pas de considérer la troisième possibilité. — Celle d’ouvrir les deux fenêtres, d’inviter tous les vents à danser ! de mêler le sombre et le clair, de rassembler toutes les lumières ! Ne négligez pas l’occasion d’oser. Osez demander à l’existence de vous accorder un tango ; les circonstances sont propices en vue de mépriser et de côtoyer l’âme qui méprise ! Expérimentez ces mouvements, ces enchaînements sublimes ! — Tournoyez, évoluez avec grâce sur l’ensemble du spectre du visible !

 

  1. Dictionnaire de l’Académie française, 8ème édition disponible sur www.cnrtl.fr/definition/academie8/misère.

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La condition humaine et l’affaissement des voutes

La condition humaine et l’affaissement des voutes

14 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / kvkirillov

Voyez cette humanité lourde, amorphe, qui ne sait gambader avec légèreté, sur la pointe des pieds, mais qui toujours dépose des pas épais, toujours déambule sur ses voutes affaissées, accablées, écrasées. Elle ne parvient pas à s’élever — la grandeur lui est comme physiologiquement, anatomiquement interdite. Néanmoins, est-il nécessaire de s’appesantir davantage sur cette décadence, sur la bassesse de la condition humaine ? Faut-il lui ajouter un poids supplémentaire, l’enfoncer, la ratatiner encore plus avec nos pensées accablantes, avec le grand doigt massif qui désigne, la grande massue de la pensée qui critique ? Car la créature est déjà rabougrie et son crâne est pendant ; à son allure, on la croirait fatiguée par le poids des siècles ; toute sa condition est comme aspirée dans une formidable chute, — elle s’est finalement mise au pied du mur… Dans ces conditions, je le répète, devons-nous encore sortir les vastes marteaux, les denses sentences, les pesants jugements, et la frapper davantage au visage ? Ne risquons-nous pas tout bonnement d’accélérer sa chute, de favoriser son effondrement ?! Il est des esprits à part, meurtris par et dans leur sensibilité, qui sous les arches des ponts s’entassent et tremblent d’effroi. Ils subissent un emprisonnement dans un espace qui toujours plus se réduit, toujours plus oppresse. Leur conscience ne cesse de se cogner la tête contre les parois qui compriment et aplatissent ; leurs conceptions et leurs paroles, les prophéties, les prévisions des Cassandre, sont constamment foulées aux pieds ; leur demeure ne cesse de s’écrouler. Leur existence voit des pluies de ruines cannibales fondre sur elle ! et c’est tout leur être qui tressaille d’horreur en ressentant l’effroyable instabilité de l’Humanité, en sentant son ombre pencher dangereusement sur lui. Je veux parler de tous ces négligés, de tous ces refoulés, de tous ces piétinés : des victimes de la condition humaine, de la médiocrité ; des blessés et des tués au sein de l’attentat généralisé — j’entends les grandes victimes de l’affaissement de toutes les voutes…

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La grande indigence

La grande indigence

13 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / BackyardProduction

Il y a comme un « germe » de médiocrité dans ce fruit lésé qui jamais ne murît — ou alors, qui toujours, veut se gâter, avant même de devenir ! —, dans cette culture si vieille et si naïve, tellement défraîchie et tellement naissante. Les bactéries parasites, les champignons destructeurs, les moisissures sociétaux et mentaux sévissent, pâlissent les existences : ils portent en eux le sombre, la putréfaction, le déclin. Un manque formidable se déverse dans les vies et s’infiltre dans ses entrailles ; un vide d’une considérable ampleur, un trou béant qui décolore, qui vampirise : une indigence inouïe du fond et de la forme qui répand l’obscurité, la corruption, la fin — qui submerge, chavire, dévore.

Le germe, il faut soit le fuir, soit, pour les esprits les plus forts, l’engloutir ! Car seules les âmes hardies, seules les âmes d’airain possèdent les propriétés nécessaires pour être en mesure de porter en elles le sombre sans risquer d’être emportées par les épaisses ténèbres. Seules les hautes volontés sont capables d’évoluer au-dessus du ciel macabre, de survoler et d’envelopper ses nuages toxiques, peuvent incorporer le noir et le désintégrer, le transfigurer — peuvent se permettre de fuir les substances germicides ! de refuser les médicaments parasiticides !

Et la pérennité de l’aventure humaine, sa victoire sur le néant, dépend de ces créatures réunissant toutes les forces essentielles pour la phagocytose, pour la grande digestion de toutes ces sortes de choses invraisemblables ; de ces chimistes modernes stimulant les nobles transformations — déclenchant et accélérant les prodigieuses transmutations.

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Conformisme, diversité et éclaboussure

Conformisme, diversité et éclaboussure

12 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / dinadesign

La diversité des modes d’existence, emportée par les courants du conformisme, s’engloutit toujours plus sous cette vaste étendue de monotonie. Pourtant, — est-il encore permis d’en douter ? — la vie nécessite de la multiplicité, de la différence : elle est « variété illimitée1 », du fond et de la forme. L’humain semble mû dès le plus jeune âge par une curieuse soif : la soif de la « substance »… J’entends cette solution huileuse, cette « potion » commune et problématique, trouble, boueuse, ordinairement amère. Au sein de cette substance un contour obscur et flou, une ombre ténébreuse prend naissance : la puissante Dilution ; la dilution en puissance. Ce qui est requis ? — Une fontaine différente, une eau plus claire et un besoin nouveau, une soif autre ! Un désir passionné qui serait tourné non plus vers l’extérieur, mais vers ses propriétés, ses sources propres, ses affluents intimes, en somme, une soif de « distinction », d’unicité, d’originalité. Et cela implique une « réorientation » des racines, un « réenracinement » des individus. Voyez ces cellules souches qui se spécialisent et contribuent d’une manière essentielle au développement et au maintien des organismes. Les individus sont quant à eux singuliers dès l’origine et paraissent poussés très tôt par une forte envie, un désir vif, un besoin inextinguible de ressemblance, de conformisme. Ces phénomènes, mettant en jeu, d’une part, des cellules et, d’autre part, des organismes, des humains, illustrent des réalités qui se croisent, je veux dire ce double mouvement de l’« indifférencié » à l’unicité et de l’unicité à l’indifférencié. Et il ne faut pas se laisser abuser par l’apparente « diversification » des grandes cellules humaines à travers les divers « tissus » sociétaux, dans les multiples rouages de la machine : l’individuation, cette « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie2 », ce « fait d’exister en tant qu’individu », n’est que superficielle — elle a peu de chose à voir, et de moins en moins, avec ce qui fait la valeur de cet être, avec ses fondements propres et ses authentiques aspirations. Ce paysage humain ne devient qu’une diversité de façade, une diversité qui ne correspond pas à une réalité biologique, à une évolution « physiologique ». En vérité, il s’agit d’une typologie hiérarchique, d’un étiquetage en règle avec ces noms, ces signes, ces statuts et ces fonctions artificiels. Cellule ou humain, dans les deux cas pourtant le « but » est au départ le même : c’est la « grande utilité » qui est visée. Ce qui est utile, l’objectif, c’est la bonne intégration au « grand corps » biologique ou sociétal ; ce qui est utile, c’est de satisfaire à l’instinct qui recherche la fonction, la survie, l’« évolution » viable et durable, la vie. Mais pour ce qui a trait à l’homme, les moyens ne sont plus adaptés, les mécanismes ont sombré dans l’obsolescence : ils sont devenus au sortir de la jungle caducs, rouillés, corrodés, chez ce puissant animal moderne et archaïque, chez ce grand singe dont les « besoins » actuels, dûs essentiellement à son « progrès » et à son impact sur l’environnement, sont sans commune mesure avec ceux du passé, chez cet humain perdu dans l’Anthropocène. Pour le dire en bref, il est des incorporations, des intégrations diluantes, dissolvantes, qui désintègrent même les germes, les graines, les « cellules humaines » les plus prometteurs et, par voie de conséquence, qui sont foncièrement nocives pour l’organisme social, pour cette société cellulaire déjà bien souffreteuse, — ce jeune arbre de l’avenir frappé de stupeur, de sénescence accélérée. Ce qui est nécessaire ? — Davantage d’agents diversifiant ! Pour une « culture », des terres, des peuples, des consciences profondément variés. En définitive, à la place de cette « agriculture » intensive qui dénature, qui stérilise, une mise en culture différente… beaucoup plus… bigarrée, — beaucoup plus « humaine » !… 

Petite cellule humaine, toi qui t’adonnes aux compromis perpétuels, toi qui négliges et par là méprises ce qui par nature est intransigeant, impérieux — tes valeurs, tes propriétés primordiales, pures : ta propre nature. Toi qui fonces tête baissée vers ces eaux rapides et obscures, vers cette mer qui avale. Attirée par les apparences trompeuses, par les promesses, par les « vagues » mirages. Poussée par ton environnement, lequel est si « proche » et si éloigné ô combien !… si prévenant et solidaire ! — Poussée par ce conformisme hostile qui t’entoure, te comprime, t’éjecte ! — Tu deviens éclaboussure ! onde bien ordinaire, huile conforme, cellule spécifiée : l’individu idoine pour la machine ! Eh bien, prolifère maintenant ! et sois satisfaite… car tu es utile… Utile à l’immense prolétarisation qui étend sa grande nappe opaque sur l’esprit… utile à la sombre, à la lugubre dilution, à la liquéfaction formidable, — à la prodigieuse liquidation de notre époque !…

  1. « Toute littérature est variété illimitée », écrivait Valéry (Valéry, Regards sur monde act., 1931, p. 277), Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur   

    www.cnrtl.fr/definition/variété/substantif.                                              

  2. Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur www.cnrtl.fr/definition/individuation.

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Alimentation humaine

Alimentation humaine

11 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / wildpixel

Voyez ces humains, capables de presque tout ingérer et cultivant l’arrogante fierté !

N’est-il pas pour le moins curieux que la nourriture — pourtant si exceptionnelle, si essentielle — est un domaine banalisé à ce point ?

N’est-elle pas étonnante, cette Humanité, qui explore l’art et recherche la sagesse, qui se soucie de ses « aliments » spirituels, mais qui néglige tout ce que sa main saisit, tout ce que sa bouche absorbe ?

Cette étrange dame méconnaît l’art de bien se nourrir : les belles saveurs, l’alimentation saine et durable — la grande et profitable cuisine. Mais pour qui « mâche » et « digère » raisonnablement tout ce qui se présente à la langue de sa conscience, le doute n’est plus permis : il court une forme de mépris, de basse vanité d’espèce supérieure — une profonde négligence, une choquante indifférence quant à l’origine et la qualité des aliments.

D’aucuns répliqueront que dans l’art culinaire il s’opère la quête de l’excellence, une élévation dans la sphère du goût. Mais de quel « goût » parle-t-on réellement ? Du goût délicat, éclairé, des raffinements gastronomiques, ou bien du goût terre à terre des étages inférieurs du « palais » — des sous-sols obscurs, humides et fétides des sensations, des ressentis, de l’imagination ?

À ce sujet, le Dr Jane Goodall, primatologue, a co-écrit Nous sommes ce que nous mangeons1…

Mais qu’a-t-il à faire, ce « cerveau reptilien », de ces nuances, de ces subtilités, de ces raffinements intellectuels — de cette liberté quant au « bien manger » ?

Et quelle valeur peut bien receler tout cela lorsque le goût lui-même est dépravé, lorsque l’on voit, à chaque coin de rue et constamment, des âmes qui avalent la toxicité, la dépravation, la décadence — des gueules qui se nourrissent de misère, de morbidité, d’absurdité ?

Ô augustes gourmets ! que votre espèce est rare ! Ô esprits fins ! ô combien vous vous cachez !

En définitive, devons-nous parler de la nourriture d’humains « évolués », « doués » de raison et de sensibilité esthétique, responsables, ou alors, de l’alimentation d’autres animaux… d’animaux bien plus vulgaires, bien plus vils, — bien plus bêtes ?… Et me croira-t-on, lorsque je dirai que j’ai vu et que je vois encore notre cher Homme, « moderne »… lui, si fier et si sûr de sa vigueur, ingurgiter sans être rassasié toutes sortes de choses incroyables ?…

Le vaste estomac et les têtes folles engloutissent les galets, la terre, le poison, les substances avariées, les cadavres, les choses impossibles — me croira-t-on ?

  1. Goodall, Jane, Gary MacAvoy et Gail Hudson, Nous sommes ce que nous mangeons (coll. Babel, Actes Sud, 2008, 2005).

Les lecteurs souhaitant approfondir la notion d’« alimentation » de l’homme moderne peuvent aussi lire «  L’alimentation de l’homme moderne » (ainsi que les notes associées), Friedrich Nietzsche, Aurore (Paris, GF-Flammarion, 2012), 155.

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Les âmes sombrent

Les âmes sombrent

11 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / cookelma

Que sont-elles devenues ? où sont-elles passées ? ces âmes hardies, ces audacieuses exploratrices, ces peuples navigateurs quittant les terres « sûres », fuyant les basses eaux tièdes du conformisme, le nid douillet de la routine, le rivage du connu, osant se lancer dans les zones glaciales, défiant les mers inconnues, les affrontant, — les fendant ? Où se cachent ces consciences assoiffées de vastes étendues, de destinations mystérieuses, ces êtres ailés qui déroulent les cartes anciennes pliées dans les arcanes de leur psyché, ces individus rares poussés par des vents puissants, amenés par les fortes rafales de l’intuition, propulsés par des voiles respirant amplement, par des poumons différents : des voiles qui ne se laissent pas tirer par le souffle de l’avenir en traînant les pieds, mais qui au contraire redressent leur tête, se jettent dans leur devenir, qui voguent et évoluent avec le souffle ? Quand vous lèverez-vous, ô esprits qui êtes faits pour « sauter » dans l’inconnu, pour planer au-dessus des abysses ?! Les plus courageux hésitent encore — ils attendent… Les autres n’entrevoient ni ne ressentent la question. Mais qu’attendent-ils au juste ? et jusqu’à quand ?! Ne leur a-t-on pas dit la grande nouvelle ? que la clepsydre fuyait et qu’avec le temps, bien plus grand était le risque d’             « échouement », d’abîmer leur existence — de s’y abîmer ? Tant d’inanités sont communiquées ; tant de choses essentielles sont tues — et il est des silences fatals… C’est ainsi que l’on peut voir sur les rivages et au fond des fosses, ces flots de visages inertes, ces âmes à moitié vidées — navires totalement avalés ; tout à fait échoués. Ainsi se déroule, se déploie le sinistre spectacle des âmes sombres…

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La personnalité créative, la solitude et le grand bal

La personnalité créative, la solitude et le grand bal

9 janvier 2016 par Vincent PAYET

Photo © iStockphoto.com / lucianbolca

Il est deux éléments primordiaux pour l’épanouissement des cultures actuelles, des personnes particulièrement créatives et des sociétés plus généralement : d’une part, la prospérité des facultés imaginatives et, d’autre part, la préservation de l’attention et des périodes de solitude. Quelques points suffisent à éclairer mon propos.

— Premièrement, la personnalité créative ressent le besoin profond de concevoir des représentations du monde différentes, originales et cela implique nécessairement à un moment donné durant le processus de la découverte : le silence, l’absence d’influences négatives, de dérangements, de bruits parasites. Ce qu’elle trouve dans l’isolement, c’est un petit hameau de montagne, une oasis de paix, cet environnement où elle peut déverser sereinement et librement ses pensées. La solitude est alors un espace et un temps pour l’acte de connaissance, pour la noèse, — elle devient sa sphère  noétique1. Elle répond à un double besoin : la quête constante du sens et la soif de liberté.

Cette dimension existentielle est essentielle et en effet, comme l’affirme Anthony Storr, certaines personnalités ne peuvent se satisfaire du seul contact avec autrui pour générer du sens2. Elles se mettent alors à créer et leur productions correspondent parfois à ce que la société considère comme étant quelque chose de valeur.

— Deuxièmement, la solitude peut aussi être rechercher comme un moyen de ne pas se laisser influencer, submerger par la pensée normative ambiante. Dans ce cas elle est prévention, digue, rempart autour de cet espace et de ce temps : elle devient une enceinte régulatrice et protectrice — une matrice.

— Troisièmement, l’isolement permet à travers une activité créative d’exprimer ses talents, ses passions et de ressentir la joie profonde de se trouver dans son élément3. La retraite devient un « élément » fondamental du « flux4 » — cette source et cet état de bien être véritable et profond —, en somme, elle autorise et réunit les conditions pour qu’apparaisse ce que Mihalyi Csikszentmihalyi nomme l’« expérience optimale5 ».

— Quatrièmement, la solitude est une cuirasse, un bouclier, un abri contre une expérience trop directe et trop crue du monde, lequel est perçu par une « éponge » humaine si humide ô combien ! par cette « Sensibilité » exacerbée. Elle tisse le voile et fabrique le baume qui atténuent et calment : elle devient une préparation onctueuse, une crème pour les éruptions solaires !

— Cinquièmement, relatif au point précédent, et notion ordinairement peu connue, l’activité créatrice permet de lutter contre ce que Storr décrit comme « l’angoisse engendrée par les exigences conflictuelles de détachement et de contact humain6 ». En effet, se mêle, dans les consciences, une curieuse ambivalence : cette nécessité du contact et cette peur de l’autre — peur de ce monstre « étranger », peur des réactions, motivations, émotions qui s’unissent, s’entrelacent et imprègnent le tissu d’une relation de toute espèce, ce coton si délicat, imbibé de commerce, cette ouate sociale ! Cette ambivalence, ce conflit est comme canalisée, maitrîsée, en quelque sorte sublimée dans l’acte créatif. Cette angoisse de la perte de contrôle de sa vie émotionnelle, rendue plus aiguë, plus vive par la complexité même de la sphère relationnelle, peut être, grâce à cette espèce de mécanisme de défense ingénieux, surmontée par certains individus. Le monde émotionnel est ainsi stabilisé, « supervisé » ; le navire peut continuer à naviguer sans trop risquer d’être submergé et de chavirer. La retraite, dans ces circonstances, est une huile facilitatrice pour ce « mécanisme » de protection, lequel est à la fois tour d’ivoire et petite porte : barrière et conciliateur psychiques.

Enfin, dans certains cas, le processus de la création constitue un véritable mécanisme de défense, une muraille contre la pathologie mentale. « Certaines personnes créatives […] de tempérament à dominante schizoïde ou dépressive […] utilisent leurs capacités de manière défensive. Si un travail créatif protège quelqu’un de la maladie mentale, il n’est pas étonnant qu’il s’y adonne avec avidité7 », écrit Storr.

En définitive, c’est probablement à travers cet acte inventif, cet « art de la Découverte8 », et dans le partage de son fruit, de cette valeur pouvant être reconnue, que de nombreux individus parviennent le mieux à résoudre ce rapport conflictuel avec le monde, — rapport qui ne devient plus une simple opposition à l’autre, une simple contradiction, une « objection », un rapport de force rudimentaire mais, une union, une articulation, une réunion de ces                   « ligaments », de ces liens ambigus, complexes au sein de cette vaste enveloppe, de cette membrane invisible englobant le « soi » et l’« autrui ». C’est au travers du fruit de leur retraite, de ce « fruit » de leurs entrailles que ces personnes établissent avec l’autre, après avoir mûries, une « connexion » plus sûre mais aussi, plus profonde, plus satisfaisante, plus pleine, — qu’elles enfantent un trait d’union ! — C’est par ce don, avec lui, et en lui, que l’artiste communique ; et c’est au sein de cet espace et de ce temps de partage naissant, que le créateur, la créatrice, dans ce « cadre » sécurisé, autorisent une ouverture : ils saisissent cette occasion « nouveau-née », accueillent cette autre « occasion qui vient » — cet être inconnu qui se présente —, et bâtissent cette petite porte à la frontière de leur forteresse… cette invitation à une relation privilégiée, à une rencontre et une sensation indéfinissables, inédites, — au voyage…

C’est ainsi que l’on pourrait observer d’abord deux individus, puis des communautés, des sociétés, des civilisations qui s’épanouiraient, s’enrichiraient véritablement et fleuriraient. Dès lors, il serait possible de percevoir des regards qui se croiseraient, des solitudes qui se découvriraient, s’apaiseraient et se nourriraient. Dès lors, les conditions seraient réunies pour qu’ait lieu la mise en œuvre d’une culture appropriée. — Dès lors, sur cette piste lumineuse, au milieu de cette profusion de pensées mélodieuses, réjouissant autant l’oreille que l’âme, se déploierait enfin la majestueuse danse, le grand bal de solitudes… Musique !

  1. Cf. le dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFi), disponible sur 

     www.cnrtl.fr/definition/noétique.

  2. Anthony Storr, The Dynamics of Creation, 1972, cité par Todd LUBART, Psychologie de la créativité, 2003, p. 146.

  3. Au sens de Ken Robinson dans L’élément et Trouver son élément.

  4. La notion de flux, d’expérience optimale est développée par Mihalyi Csikszentmihalyi dans ses trois ouvrages : Vivre, Mieux vivre et La créativité.

  5. Ibid.

  6. Todd LUBART cite Storr :

    « […] le psychiatre anglais Anthony Storr affirme que “ la personne qui craint l’amour presque autant que la haine peut se tourner vers une activité créatrice non seulement par désir d’obtenir des satisfactions esthétiques ou d’exercer son talent, mais aussi pour lutter contre l’angoisse engendrée par les exigences conflictuelles de détachement et de contact humain” (Storr, 1972) », op. cit., p. 146.

  7. Anthony Storr, The Dynamics of Creation, 1972, cité par Todd LUBART, op. cit.,           p. 146.

  8. Arthur Koestler, Le cri d’Archimède.

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